Ecouter Rone est une chose, le voir en live en est une autre. J’en atteste, après l’analyse des 10 morceaux de Tohu Bohu, une visualisation rapide du phénomène s’imposait. Chose faite grâce au festival Nemo qui programme le monsieur le 29 novembre dans l’enceinte du Cube d’Issy les Moulineaux. Le bruit s’est vite répandu et je ne suis pas la seule à investir l’étroit escalier qui conduit sous les lustres de cristal de l’antichambre puis la sombre salle qui accueille l’artiste. Les amateurs font la queue avec sagesse, en priant de pouvoir disposer d’une des 200 places. Et là je remercie Sainte Rita et In Fine pour ma petite accred qui m’attend bien au chaud.
Car ce set, je n’aurais voulu le louper pour rien au monde. Pour voir, pour entendre. Que devient Tohu Bohu en direct live ? Un jeu de marelle électronique ? Un conte musical ? Un voyage éthéré dans les sphères oniriques chères à Rone ? Dans le cadre intimiste de cette petite salle, c’est un peu de tout ça, et plus encore car Rone planté derrière ses machines n’a plus rien du petit garçon qui apparaît sur les photos de promo. Je suis en première ligne, planquée derrière le caisson de basse, il est dans ma ligne de mire, et c’est un mec en osmose avec sa musique que je vois déverser les lignes mélodiques qui me flagellent les jambes, tandis qu’un tunnel sans fin nous happe tous dans un halo de lumières multicolores.
Incontestable, la maitrise des machines, la prise en main du set comme un capitaine de vaisseau et le public qui suit dans le sillage. Les morceaux s’enchaînent, se morcèlent, se recomposent suivant une nouvelle logique, avec un soin particulier pour des transitions travaillées avec une troublante finesse. Oui ce set, je n’aurais voulu le louper pour rien au monde. Ni l’interview du lendemain, quand à 15h30, je me retrouve devant Rone et son sourire. Valise en main, il file sa promo avec la légèreté du jeune homme joueur et plein d’entrain, amoureux de ce qu’il fait, musicien jusque dans ce discours pétillant, ses phrases qui partent en feu d’artifice pour répondre à mes interrogations. Drôle, gentil, avenant. Sans complexe.
Nous parlerons de son nom de scène, de son rapport au visuel, au cinéma, à la vidéo, de sa vie berlinoise, de son rapport avec son label, de son mode de compo, d’écriture automatique, de surréalisme, de cette virtuosité sonore qui fait sa griffe. Comme ça, au milieu d’un salon de thé, des tasses et des autres conversations, entre éclats de rire, confidences. Une discussion d’artistes. Tranquille. Avec un thème qui revient en boucle : l’instinct.
Pourquoi Rone ?
Alors c’est très simple … et un petit peu débile. Je m’appelle Erwan et quand j’étais adolescent, j’avais un jeu de mots : R. One. Quand j’ai commencé à faire de la musique, j’ai pris ce pseudo, et durant une des premières soirées officielles où j’ai joué, le graphiste a oublié le point sur le flyer … et c’est devenu Rone, un peu malgré moi. On a choisi mon nom d’artiste pour moi, un peu comme un bébé qu’on baptise (rires).
Tu as fait des études de cinéma. Comment passe-t-on de cet univers à celui de la musique ? Tu as suivi une formation ? C’est par accident ?
J’étais un élève plutôt médiocre, rêveur. Ce n’était pas mon truc les études, j’ai eu mon bac, j’ai eu de la chance, je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire, j’étais un peu perdu, je savais juste que je voulais m’exprimer par le biais de l’art, être créatif. Je faisais un peu de musique mais j’avais trop de complexes : je n’ai pas fait de formation, de conservatoire. Pour moi c’était inatteignable, une sorte de rêve. Le cinéma m’impressionnait moins.
Je me suis inscrit à Censier Paris III, je suis allé jusqu’à la maîtrise, on voyait beaucoup de films, on en discutait beaucoup avec les profs, les copains. Mais plus j’avançais, moins je me voyais réalisateur. J’ai commencé à travailler concrètement dans le milieu du cinéma, j’ai commencé par faire des sandwiches, j’ai monté les échelons jusqu’à devenir monteur et assistant réalisateur.
Je travaillais sur les tournages, mais j’ai toujours fait de la musique à côté, sans ambition. Le label In Fine m’a repéré, m’a proposé de faire un premier album, c’était complètement dingue pour moi, je me suis dit « Allez, j’aurai fait ça dans ma vie », pensant que ça s’arrêterait là, sauf qu’ils m’ont proposé d’en faire un autre, puis un live, puis deux … et tout s’est enchaîné, presque accidentellement (rires).
Tu es installé à Berlin. Qu’est-ce que ça t’a apporté au niveau artistique ?
Il se place plein de choses à Berlin, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait. En fait quand j’ai commencé à faire des concerts, j’ai tourné dans beaucoup de villes. Et à chaque fois je me demandais : « Est-ce que je pourrais vivre ici ? Pourquoi pas ? » Il s’est vraiment passé quelque chose avec Berlin. J’ai vraiment adoré cette ville. L’idée était surtout de quitter Paris où je me sentais bloqué au niveau créatif après le premier album. Je n’arrivais pas à faire le deuxième, non pas que je ne voulais pas, mais il y avait une sorte de stress qui court-circuitait complètement tout le processus. Je me suis dit que ce serait intéressant de bouger, de prendre d’air. J’ai choisi Berlin, et là bas tout s’est débloqué. J’étais sur un terrain inconnu, il y avait quelque chose de nouveau, de frais. C’est très stimulant.
Comment abordes-tu la composition d’un morceau, le processus créatif ? De façon spontanée ?
Oui c’est presque ça. J’essaye d’intellectualiser le moins possible ma musique, en phase de production. A Paris, je réfléchissais beaucoup, quelle musique je veux faire, qu’est ce que je veux exprimer, quel tempo, … et plus je réfléchissais, moins je faisais de musique. J’ai compris que ma manière de travailler, c’est d’être le plus instinctif possible. Par exemple c’est très intéressant de travailler le matin, au réveil avant même de prendre un café, je vais sur mon synthé. Il faut se laisser aller. Parfois je ne sais pas ce que je fais, parfois c’est de l’expérimentation, en tournant un bouton, il y a un son, une note intéressante.
Tu as fait 3 EP, Bora, La dame blanche, Sososo, pour passer directement ensuite à la production d’albums, Spanish Breakfast et Tohu Bohu. Ce n’est pas habituel dans l’électro.
C’est vrai. J’ai des amis producteurs qui sortent un disque presque tous les mois, je ne sais pas comment ils font. J’ai un autre rythme, et puis ma musique ne se prête pas vraiment au maxi avec deux-trois morceaux très dancefloor, j’ai plus un format album, c’est mon côté vieux jeu, j’ai besoin de m’exprimer sur un format plus long, d’un peu plus de place pour m’exprimer. In Fine l’a compris très vite, après Bora, ils m’ont proposé de faire un album, ce qui me correspondait bien.
In Fine, c’est une histoire d’amour qui dure depuis le début. Qu’est-ce que ça t’a apporté de travaillé avec eux ?
Oui, la vraie histoire commence avec eux. C’est le premier disque Bora. C’est une histoire d’amitié très forte, j’ai l’impression qu’on a grandi ensemble. J’avais alors le choix avec deux autres labels plus gros. Eux étaient plus petits, instinctivement je me suis dit qu’il fallait que je travaille avec ces gens, ils avaient une énergie, une motivation, une niaque qu’ils ont toujours d’ailleurs. Ils ont sorti de plus en plus de disques, moi de morceaux. On est très lié. Ils me font confiance, me donnent confiance en moi, c’est le truc le plus important pour moi.
Tohu Bohu: pourquoi ce titre ? C’est quoi un tohu bohu pour toi ?
Je vais te dire la vraie version : c’est comme l’écriture automatique. Depuis le début, le titre de mes morceaux, de mes albums, c’est un peu une grosse blague. Je ne sais même plus comment j’en suis arrivé à Spanish Breakfast, mais ça sonnait bien. Je m’intéresse plus à la sonorité des mots, à leur musicalité. Tohu Bohu, c’est la même chose, l’album était fini, musicalement prêt, j’avais plein de titres en tête, il a fallu choisir. « Tohu bohu » m’est venu à l’esprit, j’ai trouvé le mot intéressant, je l’imaginais graphiquement sur une pochette, c’est très géométrique. Et puis il y a vraiment du sens, après avoir vu la définition, ça correspond à ce qui se passe dans mon studio ; bruit – chaos – foutoir. C’est exactement ça. J’allume mes machines, il y a plein de choses qui se passent, je me perds complètement dans le son, le but du jeu c’est de maitriser ce chaos, et puis la créativité vient du chaos. « Tohu bohu » finalement, ça a beaucoup de sens pour moi.
Pourquoi as-tu placé les morceaux de l’album dans cet ordre ?
Eh bien, c’est comme un puzzle, j’ai essayé plein de combinaisons différentes jusqu’à arriver à celle-ci qui me semblait la plus cohérente. Je savais que « Templehof » serait l’intro et « Lily Wood » je me doutais que ça serait le dernier. C’est un peu comme le montage d’un film, quand tu tries tout le matériau rassemblé et que tu changes les scènes de place dans la version finale.
Quelles ont été tes influences rédactionnelles ou visuelles ?
Le cinéma, c’est une influence énorme pour moi. Je passe plus de temps à regarder des films qu’à écouter de la musique. Même la musique de film est une influence pour moi. Mais c’est trop large, j’ai toujours du mal à donner des influences, il y a trop de références pour en citer une seule.
Pourquoi « Fugu Kiss » ?
On en revient à la question des sonorités et de l’association des mots. « Fugu kiss », je trouvais ça intéressant par rapport au morceau qui est très déstructuré, puissant, costaud, un peu dark même, mais avec une espèce de douceur, une petite mélodie pleine d’espoir. « Fugu kiss », c’est le baiser du poisson tueur, il y a une violence dans ce titre, et une douceur contrastée.
Parle nous du artwork.
C’est mon vieux pote Vladimir Mavounia-Kouka qui l’a fait. On travaille depuis très longtemps ensemble, on est ami d’enfance, c’était mon voisin de pallier au lycée. C’est un vrai personnage ! Pour la petite histoire, sa mère est vietnamienne, son père congolais, il s’appelle Vladimir : c’est un extra terrestre, ce type ! Il fait des dessins sublimes, il commence à faire des films aussi. Et depuis le début il fait les pochettes de mes disques, il m’a fait un clip aussi. Pour cet album, c’était évident qu’il allait faire l’artwork. Je lui laisse entière liberté, il m’avait proposé une première idée qui me plaisait pas trop, puis il est venu avec un autre projet : une pochette avec un dessin par morceau, c’est un bel objet, avec tout un univers.
Est-ce que tu pourrais un jour faire une musique de film ?
Je suis justement en train de faire celle du prochain film de Vladimir. Un superbe film d’animation en noir et blanc. Il me laisse complètement libre.
Comment bosses-tu tes transitions de morceau à morceau lors du live ?
Je me suis amusé à prendre l’album et à le secouer : tous les morceaux se mélangent, il y a plus que des transitions, on retrouve des bouts de morceaux à d’autres endroits, j’aime bien l’idée de tout réinventer, de jouer les morceaux différemment.
Le live est illustré par une vidéo de tunnel. Pourquoi ?
La vidéo a été réalisée par un autre ami, Ludovic Dupré de Studio Fünf. Il en parlerait beaucoup mieux que moi. Mais ce que tu as vu hier, c’est un work in progress. On est en train de bosser dessus. On aime bien l’idée du mouvement, on voudrait obtenir une vidéo où le public a l’impression d’être tout le temps en mouvement, de faire un voyage. On m’a souvent dit au sortir de mes concerts qu’ils étaient comme un voyage, ce que je prenais pour un compliment. On a trouvé ça amusant de prendre ça au mot et de transporter les gens. Pour l’instant c’est encore un peu léger, il y a juste le tunnel, mais on veut en sortir, voler au dessus d’une ville, avoir la sensation de vivre un voyage.
Rone demain, ça sera quoi ?
J’espère que ça sera surprenant. J’espère surprendre les gens … et moi surtout, … tout en restant moi-même. C’est contradictoire (rires), j’aimerais bien faire la même chose mais autrement.
Merci des milliers de fois à Rone pour cette belle rencontre.
Et à Virginie et Pierre-Marie qui ont permis cet interview.
Et plus si affinités