La culture et l’art sont des terrains de jeu particulièrement fascinants. Capable de provoquer des émotions intenses, de questionner les normes et de pousser à la réflexion, la créativité sous toutes ses formes et à toutes les époques, sert de baromètre à des mutations sociales dont souvent elle accouche. Est-ce pour cette raison que les mouvements d’extrême droite ont toujours détesté la culture et l’art au point d’en écraser l’expression par tous les moyens possibles ? La question mérite d’être posée à l’heure où cette idéologie mortifère reprend la main un peu partout dans le monde, et plus particulièrement en Europe.
Extrême droite : l’art d’écraser les artistes
« Quand j’entends le mot « culture », je sors mon revolver ! » : tout le monde connaît ce trait d’humour nazi dont on ne sait s’il fut émis par Goering, Goebbels ou von Schirach. Peu importe du reste la paternité d’une plaisanterie lourde de signification : ceux qui connaissent un peu l’Histoire du monde en général et celle du XXe siècle en particulier savent le sort réservé aux artistes par Hitler et ses sbires : absorbés par l’idéologie au point d’en devenir les serviles ambassadeurs… ou éradiqués comme des nuisibles au fin fond des camps d’extermination. Max Jacob, Charlotte Salomon, Kurt Gerron, Bruno Schulz, on ne va pas faire ici la liste complète des auteurs, peintres, acteurs, poètes et consort mis à mort par le nazisme : il suffit de retenir que, pour juguler les voix discordantes, les fascistes n’hésitaient pas à tuer.
Ils ne furent pas les seuls. En témoigne le sort réservé à Federico Garcia Lorca, l’une des victimes les plus emblématiques de la répression franquiste. Petit rappel pour ceux qui n’auraient pas pris espagnol LV2 au lycée : en 1936, au début de la guerre civile espagnole, Lorca a été arrêté et exécuté par les forces nationalistes en raison de ses idées républicaines et de son homosexualité. Son corps, jeté dans une fosse commune du côté de Viznar, n’a jamais été retrouvé.
Autre exemple marquant : après le coup d’État militaire de 1967 en Grèce, le grand compositeur et musicien Mikis Theodorakis, en tant que membre du Parti communiste et figure de la résistance démocratique, est arrêté, emprisonné, torturé. Sa musique est interdite par le régime des colonels, qui cherche ainsi à étouffer toute forme d’expression culturelle et artistique opposée à leur idéologie.
Un rejet toujours d’actualité
J’entends déjà certains lecteurs hurler à l’exagération : « Mais l’extrême droite aujourd’hui n’a plus rien à voir ! Ils se sont assagis, ils sont devenus modernes. Ce ne sont plus des barbares ». Je ne reviendrai pas sur la célébrissime prophétie assénée par Brecht en conclusion de La Résistible ascension d’Arturo Ui : « le ventre est encore fécond d’où est surgi la bête immonde » ; les termes en sont choisis et formulés avec tellement de juste violence qu’on s’étonne que plus personne n’en parle, malgré la résurrection de cette même bestiole infâme qui s’obstine à renaître de ses cendres (à moins qu’elle n’ait jamais été anéantie ?). Ces mêmes termes illustrent pourquoi les partis de cette mouvance idéologique continuent de craindre le monde de la culture et de l’art.
Fort heureusement, l’auteur et dramaturge allemand Bertolt Brecht a réussi à fuir l’Allemagne nazie en 1933 (sans quoi il aurait à coup sûr été exterminé). Connu pour ses œuvres théâtrales critiques du fascisme et du capitalisme, il s’est exilé aux États-Unis, continuant de tirer à boulets rouges sur Hitler et sa clique… ce qui ne l’empêchera pas du reste d’être ensuite victime du maccarthysme. Preuve que les grands esprits, les fins analystes et les plumes d’élite terrorisent les extrêmes. Et ce n’est pas parce qu’ils en parlent peu dans leurs programmes politiques (on reste frappé de la vacuité des propositions de ces formations, en amont des élections, il ne faut pas en effet effrayer les indécis et les naïfs dont on cherche à capter les votes), qu’ils n’ont pas l’intention de tordre le cou à un secteur qui leur fiche la trouille par son incroyable force de frappe intellectuelle.
Florilège de bonnes raisons de flipper
Mais encore ? Qu’est-ce qui peut bien faire autant flipper les fachos qu’ils se méfient ainsi de la culture ? Une petite liste s’impose !
Défendre les Droits de l’Homme
De nombreux artistes se sont engagés au fil du temps pour défendre les droits de l’homme et la justice sociale. Picasso avec Guernica, James Baldwin avec Go Tell It on the Mountain, Ai Weiwei avec Sunflower Seeds, Costa Gavras avec Z ou Missing, les exemples sont légion qui critiquent directement les régimes oppressifs. Ces engagements vont à l’encontre des valeurs de l’extrême droite et menacent directement des agendas politiques et sociaux qui reposent justement sur la violation constante de la notion d’égalité et de fraternité.
Le souci de la tolérance
La culture célèbre la tolérance et l’innovation. En témoigne le succès mondial de la série télévisée Pose,chroniquée en nos colonnes. Mettant en lumière la culture ballroom et les luttes des personnes LGBTQ+ afro-américaines et latino-américaines dans les années 80 et 90, les trois saisons showrunnées de main de maître par Ryan Murphy promeuvent l’acceptation et la diversité, des valeurs qui vont à l’encontre des idéologies xénophobes et nationalistes des mouvements d’extrême droite, on s’en doute bien.
Impacter l’opinion publique
De par leur notoriété, certains artistes ont une influence immense sur l’opinion publique, les mouvements d’extrême droite le savent bien et le redoutent. Cas d’école : Taylor Swift, avec des millions d’adeptes dans le monde entier, a la visibilité suffisante pour encourager avec succès de nombreux fans à s’engager davantage dans les processus démocratiques et à prendre position contre les injustices. Son soutien à des causes progressistes et sa critique de l’extrême droite ont d’ailleurs suscité des réactions violentes de la part de certains groupes conservateurs, ce qui souligne l’importance et l’influence de ses prises de position.
Critique et satire
La satire est une arme puissante contre l’autoritarisme. Le Dictateur de Chaplin reste l’une des caricatures politiques les plus incisives et courageuses de l’histoire du cinéma ; réalisé, écrit, produit et interprété par Chaplin lui-même, le film sorti en 1940 est une critique virulente du régime nazi et de ses leaders, particulièrement Adolf Hitler. À sa manière et 80 ans plus tard, le film Jojo Rabbit de Taika Waititi, se moque aussi ouvertement du nazisme, montrant comment l’humour peut être utilisé pour discréditer des idéologies extrémistes. Là aussi, les mouvements d’extrême droite craignent comme la peste cette capacité de l’art à ridiculiser et à affaiblir leur image publique.
L’art, ce pouvoir subversif
L’art et la culture ont un pouvoir unique de subversion. Prenons l’exemple de Banksy : le streetartiste n’en finit plus de défier les systèmes politiques et économiques en place. Son célèbre tableau Girl with Balloon (qui s’est partiellement autodétruit après avoir été vendu aux enchères) dénonce de façon magistrale la commercialisation de l’art. Une manière marquante d’exposer les contradictions et les injustices, et de perturber l’ordre des choses : or ça, l’extrême droite n’aime pas du tout.
La rébellion dans l’âme
De même qu’elle n’aime pas l’esprit de rébellion contre l’oppression, esprit que les milieux de l’art et de la culture se plaisent à faire fructifier, parfois avec un certain sens de l’exultation, si l’on en croit la fulgurante trajectoire du mouvement punk, qui a choisi l’année 1977 pour infliger une grande et durable tarte dans la tronche boursouflée d’un gouvernement britannique ultraconservateur ne jurant que par une austérité économique criminelle. Des groupes comme The Clash ont utilisé leur musique pour défier l’autorité et inspirer le changement social, une dynamique que l’extrême droite trouve profondément urticante.
Les stratégies de l’extrême droite pour faire taire la culture et l’art ?
En somme et après ce rapide et très incomplet aperçu, on peut résumer la situation comme suit : le monde de l’art et de la culture encourage tout ce que l’extrême droite cherche à contrôler, à uniformiser et à museler. En d’autres termes, artiste = casse-bonbon d’envergure = empêcheur de tyranniser en rond. Face à cette menace à plusieurs facettes, les mouvements extrémistes ne restent pas les bras croisés, on s’en doute bien. Tous orchestrent des stratégies variées pour tenter de faire taire cette bande d’artistes ingérables, espèce de saltimbanques, on vous pendra par les c….. Dans leur boite à outils anti-culture, plusieurs process.
La censure et la répression
C’est l’une des tactiques les plus directes. On interdit, on punit. Dans les régimes d’extrême-droite, les œuvres d’artistes dissidents sont souvent interdites ou dénaturées. On se souvient encore de la fameuse exposition sur l’art dégénéré inaugurée en grande pompe par les nazis pour dénoncer les auteurs d’un art jugé déviant et régressif. Un parfait exemple de diffamation à l’échelle d’un gouvernement. Beaucoup plus récemment, en Russie, les Pussy Riot ont été emprisonnées pour leurs performances provocantes et critiques du régime de Poutine.
La culture alternative
Autre option : promouvoir sa propre culture. Aux États-Unis, des plateformes type Breitbart News, dirigées par des figures de l’alt-right comme Steve Bannon, ont distillé avec une redoutable efficacité une contre-culture alignée avec leurs idées. Films, musiques, contenus médiatiques, tout est bon pour véhiculer leurs valeurs et mettre la culture mainstream en porte à faux.
L’intimidation et les menaces
Là aussi, ce n’est pas une nouveauté, encore moins depuis l’avènement des réseaux sociaux et du cyberharcèlement qui va avec. Des artistes et des intellectuels reçoivent régulièrement des menaces de mort et des attaques en ligne. Médine menacé à chaque fois qu’il envisage de faire un concert, Lady Gaga et Taylor Swift conspuées par l’alt-right… on ne manque pas d’illustrations en l’état.
Les politiques culturelles des partis d’extrême droite au pouvoir ?
Cet arsenal s’accompagne d’une certaine conception de la politique culturelle à mettre en place une fois le pouvoir conquis. Il y a bien sûr la censure et la répression évoquées précédemment. Mais il existe des méthodes plus subtiles qu’on peut résumer en une triade d’une rare efficacité.
La centralisation et le contrôle des institutions culturelles
Première étape absolument cruciale : centraliser le contrôle des institutions culturelles, ce qui implique de reprendre en main l’organisation des structures, le recrutement des intervenants, la répartition des budgets. On va le dire clairement pour ceux qui ne comprendraient pas : plus de fric pour les assos et artistes jugés subversifs, on vire celles et ceux qui ne marchent pas droit, on engage des intervenants qui ne feront pas de vague, voire des convaincus. Et on cadre les sujets à traiter et ceux qu’il ne faut surtout pas aborder. Exemple : en Pologne, le parti Droit et Justice (PiS) a pris le contrôle des musées, des théâtres et des centres culturels, en y nommant des directeurs loyaux à leur cause. Cette centralisation permet de s’assurer que la production culturelle est alignée avec l’idéologie du parti et réduit l’espace pour les voix dissidentes.
La réécriture de l’Histoire
En parallèle, on s’occupe de retravailler le passé à sa sauce et dans son sens. En réécrivant l’histoire, on renforce l’esprit nationaliste de la mémoire du pays et on gomme les épisodes gênants. Des projets éducatifs et culturels sont orientés pour réécrire l’histoire de manière à exalter les héros nationaux et les victoires militaires, tout en occultant les périodes sombres et les contributions des minorités. En Italie, sous le gouvernement de la Ligue du Nord, il y a ainsi eu des tentatives pour glorifier l’ère fasciste de Mussolini et minimiser ses crimes.
La promotion de l’art nationaliste
C’est la troisième pointe du triangle. On fait l’éloge de la nation grâce à une forme d’art qu’on porte au pinacle. Ainsi, le gouvernement russe finance et soutient activement la production de films patriotiques qui célèbrent les succès militaires et historiques du pays. Par exemple, le film T-34 (2019), qui raconte l’histoire héroïque d’un équipage de char russe pendant la Seconde Guerre mondiale, a reçu un soutien financier substantiel de l’État et a été largement promu comme un symbole de la bravoure russe.
On va être clair : tout cela s’appelle de la propagande.
Une petite conclusion ? Bien sûr, cet article est loin d’être exhaustif et n’a pas la vocation d’une thèse. On aurait pu citer les artistes poursuivis par l’ire du gouvernement chinois, Salman Rushdie cible de la haine des intégristes musulmans et ainsi de suite. Les exemples ne manquent malheureusement pas. Ce qu’il faut retenir, ce sont les raisons de cette haine, cette volonté absolue de contrôler ou d’éradiquer la voix dissidente de la culture, une force dynamique et puissante qui défie les extrémismes de toutes sortes. Ces derniers voient dans cette capacité à influencer et à mobiliser un danger pour leurs idéologies rigides et exclusivistes. À chaque coup de pinceau, à chaque note de musique, à chaque mot écrit, la culture et l’art se dressent comme des bastions de résistance contre l’oppression. Et malgré la répression, la censure, les tentatives de délégitimation et d’intimidation, ces voix courageuses et indomptables perdurent, résistent. À nous de les écouter, de nous en inspirer et d’y faire écho.
Et plus si affinités ?
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