Impossible d’évoquer l’univers de la mode sans citer Karl Lagefeld. Énigmatique par-delà la mort, ce touche-à-tout de génie a hypnotisé les podiums des années durant, laissant dans son sillage un parfum de talent, de succès et de mystère. Rien d’étonnant donc à ce qu’on lui consacre moult biographies… et une série télévisée intitulée Becoming Karl Lagerfeld.
Survivre dans la fashion jungle
Inspiré du livre Kaiser Karl de Raphaëlle Bacqué (qui a rejoint l’équipe de scénaristes Jennifer Have et Isaure Pisani-Ferry), Becoming Karl Lagerfeld revient sur l’émergence du couturier depuis ses débuts chez Chloé jusqu’à son recrutement par Chanel. Objectif : autopsier une trajectoire pas si fulgurante que cela. Car il fallut beaucoup de patience à Karl pour devenir Lagerfeld. Beaucoup de patience, de flair, de sens des affaires et de la manipulation. Talentueux ô combien, Lagerfeld va devoir trouver sa place, tracer sa route, imposer sa vision.
Face à lui, la main mise esthétique et économique de l’empire Yves Saint Laurent, cornaqué par un Pierre Bergé retors et sans pitié, qui a la main mise sur le monde de la haute couture et compte bien en régir les règles. Tous les coups sont donc permis. Les six épisodes de la minisérie donnent à voir les efforts considérables déployés par Lagerfeld pour se frayer un chemin vers la réussite, la reconnaissance puis la célébrité, des efforts souvent doublés de ruse et de rouerie. Condition sine qua non pour survivre dans la fashion jungle d’alors.
Récit d’une lente initiation
Becoming Karl Lagerfeld porte bien son titre ; il s’agit de raconter une lente initiation, une adaptation complexe, ponctuée d’entreprises, réussies ou avortées, autant de coups de communication orchestrés avec brio souvent, décevants parfois, pédagogiques à coup sûr. Si l’on voit Lagerfeld en train de créer, dessinant modèle sur modèle, organisant les défilés, habillant les modèles, on l’observe surtout en train d’expliquer, de négocier, de convaincre. Et d’apprendre. De tirer des enseignements de ces échecs qu’il s’efforce de transformer en victoires.
Malgré une fortune familiale conséquente qui le met à l’abri du besoin, l’appui d’une mère aimante bien que sévère, Lagerfeld galère. Souvent. S’entête. Toujours. S’impose au final. Élégant, racé, détaché, lisse en apparence, fortement secoué au tréfonds de son être par les coups du sort. Pour incarner ce personnage hors normes, Daniel Brühl. Exceptionnel. Un choix parfait pour une interprétation au scalpel, nuancée, précise, et qui jamais ne sombre dans le grotesque ni le ridicule, encore moins l’invraisemblable. L’acteur allemand propose une prestation d’une justesse sidérante.
Jacques de Bascher et Yves Saint Laurent
Et cela sert grandement la série, jusque dans l’évocation d’une vie privée qui demeure à ce jour une énigme. La relation avec Jacques de Bascher continue d’interpeler. Amour platonique ? Jeu de domination ? Becoming Karl Lagerfeld laisse sous-entendre que le couturier eut un regard ambigu sur ce protégé qu’il adore, qu’il pousse à évoluer, mais que dans l’ombre, il jalouse. Jacques de Bascher apparaît ici fragile et autodestructeur, déstabilisé par une passion qui demeure de l’ordre du sentiment. Théodore Pellerin prête sa grâce, sa nonchalance, sa finesse au personnage, crevant littéralement l’écran à chacune de ses scènes.
Idem pour Arnaud Valois, Yves Saint Laurent dépravé et explosif, qui poursuit Bascher de ses assiduités, qui envie la rigueur prolifique de Lagerfeld, ancien ami devenu rival. Alex Lutz plante un Pierre Bergé féroce, qui est prêt à tout pour protéger son génial amant et la maison de couture qu’ils ont créé ensemble. Tâche complexe menacée par un Lagerfeld qui doucement, mais sûrement déploie son génie, prend son envol, gagne en puissance et en visibilité.
Un monstre sacré en devenir
Sens du look et de la performance, mise en scène de son identité, Lagerfeld apparaît ici comme un monstre sacré en devenir, qui manipule le style et l’élégance comme les esprits et les attirances. Le travail de reconstitution des créations et des tenues, le souci apporté aux costumes, aux gestes, aux dialogues, la volonté de recréer l’atmosphère toute particulière des années 70/80 qui ont contribué à l’émergence de ce mythe, tout dans Becoming Karl Lagerfeld participe à en faire une série de qualité, juste dans sa vision d’une carrière, d’une époque, d’un milieu.
Et sans faire l’économie des sentiments. Car Lagerfeld eut aussi une vie affective, avec ses joies et ses chagrins : la perte de la mère, l’amour qu’on ne peut pleinement vivre. Tout cela est évoqué avec beaucoup de pudeur, y compris la soif absolue de reconnaissance, le besoin quasi organique d’imposer une conception du vêtement et de la mode qui allait se révéler visionnaire et durable, car ancrée dans le vivant.
Et plus si affinités ?
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