Les Bienveillantes : « Vis ma vie de SS »

The Artchemists Les Bienveilllantes

Il y a des livres dont on ne se remet jamais. A peine entamée la première page, c’est le gouffre. Et on n’en ressort pas. Traumatisme littéraire, mutation à marche forcée de la perception du monde et de l’humanité : Les Bienveillantes font partie de ce style de bouquins, qui sentent le souffre et qu’à une époque pas si éloignée, on aurait mis à l’index.

Un enfer à plusieurs visages

Tout dans le roman fleuve de Jonathan Littell respire la désintégration mentale, la transgression des tabous, le cynisme le plus noir. Ce pavé de 900 pages à la louche raconte à la première personne le parcours de Maximilien Aue. Cet industriel allemand vieillissant prend un jour sa plume la plus acérée pour nous raconter sa jeunesse. Une jeunesse passée dans les rangs des SS.

Montée en puissance du nazisme, recrutement parmi les séides d’Himmler, infiltration parmi les opposants au régime réfugiés en France, invasion de l’Ukraine, massacre de Babi Yar, siège de Stalingrad, gestion des camps de concentration et d’extermination, chute d’Hitler… par les yeux de Max, nous traversons un véritable enfer à plusieurs visages, où des hommes infligent à d’autres hommes des tortures inimaginables. De fait, Les Bienveillantes s’avèrent presque une relecture de l’oeuvre de Dante avec à la clé deux qualificatifs : atroce, abject.

Un condensé de la mémoire

Jonathan Littell saisit là l’occasion de raconter une époque, une logique, une manière de faire, de voir les choses. Sans fard. Avec en sous-titre quelque chose comme « Vis ma vie de SS ». S’appuyant sur une documentation aussi complète que fouillée qu’il a mis des années à rassembler/décrypter, l’auteur relate l’indicible, tente de saisir la réalité de la banalité du mal selon Harendt. Pour ce faire, il pénètre les rouages mentaux, la psychologie d’un pur produit du régime nazi. Ce travail introspectif flirte avec les nerfs du lecteur, l’emmenant très loin dans une psyché perverse où l’inceste dialogue avec le matricide à la manière des grandes malédictions de l’Antiquité.

Sorti tout droit du livre La mort est mon métier de Merle et du film Les Damnés de Visconti, Max Aue est un double du SS Rudolf Lang (lui-même version littéraire de Rudolf Hoess, commandant du camp d’Auschwitz) et du jeune dévoyé Martin (travesti, pédophile, incestueux, appelé à devenir un haut gradé de la SS). Des références de ce type, le livre en est saturé. Comme une sorte de condensé de la mémoire transmise via le cinéma, la littérature, la photographie. Et c’est là que se situe la valeur du récit de Littell : cette synthèse est un regard en arrière sur la manière dont on a transmis le passé.

Faire réagir un lecteur en léthargie

Et ce regard interroge la manière dont à l’avenir on parlera de cette période. Travaillant au sein d’une ONG, Littell a traversé plusieurs conflits notamment celui des Balkans. L’horreur de la guerre, il l’a vécue en direct. Il a pu constater de ses yeux que la mémoire du génocide, le fameux « Plus jamais ça » n’ont rien stoppé. L’homme est un loup dévorateur et cruel pour l’homme, et le souvenir de la Shoah n’a visiblement pas porté. Comment alors perpétuer cette mémoire sinon par le traumatisme, la brutalité de l’écriture ? Incisive et provocatrice, la plume de Littell mêle pornographie sadico-régressive et violence la plus primaire pour faire réagir un lecteur en léthargie.

D’où des réactions contradictoires : certains ont adoré, d’autres détesté. Ce qui est certain, c’est que personne n’est indifférent, et c’est le but. Quitte à ébranler les consciences. A ce titre, une petite anecdote : ce livre m’est arrivé entre les mains grâce à une de mes étudiantes, qui devait le travailler en cours. Je ne la remercierai jamais assez du reste car ce fut pour moi une révélation, une secousse littéraire d’envergure. Pour elle aussi du reste. Elle me confia qu’elle aurait aimé être avertie de la teneur du livre avant de le commencer. Une sorte d’avertissement/consentement avant de plonger dans l’horreur.

Un bourreau en dentelles

C’est vous dire l’onde de choc que constitue la lecture de ce bouquin. Âmes sensibles, s’abstenir ? Ou au contraire faut-il foncer, quitte à ne jamais s’en remettre ? C’est peut-être cela, la prise de conscience. Se prendre en pleine tête un peu du traumatisme ressenti par ceux qu’on détruit sciemment et avec un sadisme quasi assumé, banalisé, étatisé. A nous alors de ne plus être ces bienveillantes, Euménides déesses du pardon, qu’on nous demande d’être par souci de bienséance et de tranquillité ; il convient surtout d’incarner leur autre visage, celui des Erinyes, furies persécutrices du Mal sous toutes ses formes.

La aussi, aussi Littell trace le chemin. Son protagoniste, cynique en diable, ne cesse de ses plaindre de son sort, geignard condensé de vices, insupportable d’impudeur, évoquant cette descente aux enfers comme on le ferait d’un périple touristique, avec en prime une petite musique intérieure révélée par les titres des différentes parties : toccata, allemande, courante, sarabande, menuet en rondeau, air de cour, gigue. Éduqué, diplômé, cultivé, Aue est un bourreau en dentelles. Un psychopathe de salon adoubé par un régime abominable pour accomplir une besogne sordide. Et la question de se poser : combien comme lui, en ce moment même, déchiquètent le monde à belles dents ?

Merci à D. grâce à qui j’ai découvert cet ouvrage majeur.

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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