Le Bon Marché, laboratoire du retailtainment : expérience artistique ou machine à vendre ?

Affiches Des Spectacles Proposes Par Le Bon Marche

Je profite de l’article consacré par Dauphine à l’expo La saga des grands magasins pour me pencher un instant sur Le Bon Marché Rive Gauche. On ne présente plus le très parisien très prestigieux grand magasin qui servit de modèle à Zola pour son Bonheur des dames. Son architecture fait désormais partie du paysage de la capitale, l’endroit a su s’imposer comme une étape touristique incontournable, a fidélisé une clientèle huppée qui y fait régulièrement son shopping de luxe. Ce qui n’empêche pas l’enseigne de développer son offre. Parmi ses nombreuses prestations, une stratégie événementielle pour le moins dynamique : expositions immersives, spectacles, visites guidées thématiques. Objectifs : enrichir l’expérience client ; renforcer l’image de marque. Quitte à marcher sur les brisées du monde culturel ?

Du site de vente au parcours culturel

A l’origine de cette politique, l’équipe de création du Bon Marché, cornaquée par Frédéric Bodenes. Le directeur artistique du Bon Marché Rive Gauche joue un rôle clé dans la conception et la réalisation de ces événements. La logique est simple : métamorphoser le site de vente en parcours culturel immersif. Quitte à jouer sur plusieurs tableaux. Ainsi l’exposition Je t’aime comme un chien, prévue du 8 février à fin avril 2025 pour célébrer la place des chiens dans la société contemporaine (et qui va transformer le magasin en gigantesque parc canin) chevauche l’expo de l’artiste brésilien Ernesto Neto Le La Serpent qui se termine le 23 février.

Pas une nouveauté du reste, cela fait un bail que le BM capte l’attention avec ses expos, intégrant des œuvres souvent gigantesques dans l’enceinte du bâtiment, sous les verrières. Ai Weiwei, Joana Vasconcelos, Daniel Burren, on ne compte plus les grands noms de l’art contemporain qui ont y accroché leurs titanesques installations. Même Philippe Katerine y a eu carte rose avec son Mignonisme. «L’art fait partie de notre ADN, depuis la fondation du Bon Marché par les époux Boucicaut. C’est une évidence que le culturel et l’art prennent place dans notre Grand Magasin. Nous souhaitons qu’il devienne le prétexte « d’une agréable balade». Un espace d’inspiration et d’échange, comme il l’a toujours été» explique Bodenes dans la Gazette du site web du BM.

Du retail expérentiel

Plus prosaïquement et parce qu’il ne faut pas oublier qu’un grand magasin à la base, c’est fait pour vendre et engranger des bénéfices (surtout quand le magasin en question appartient depuis 1984 à l’écurie LVMH, leader mondial du luxe), rappelons que cette politique événementielle poursuit plusieurs objectifs.

  • Renforcer l’attractivité du magasin: En proposant des événements culturels et artistiques, le Bon Marché attire une clientèle diversifiée et curieuse.
  • Créer une expérience client unique : Les expositions immersives et les spectacles offrent aux visiteurs un moment mémorable, ce qui travaille à leur fidélisation.
  • Affirmer l’identité culturelle du magasin : En collaborant avec des artistes et en abordant des thématiques variées, le Bon Marché se positionne comme un acteur culturel majeur de la rive gauche parisienne.

Pas un hasard ? Le Bon Marché constitue un pilier stratégique pour LVMH en matière de retail expérientiel. Retail expérientiel ? Une approche du commerce qui va au-delà de la simple vente de produits puisqu’il s’agit d’offrir aux clients une expérience immersive et engageante. Le magasin est transformé en un lieu où l’on découvre, interagit et vit une expérience unique à travers des animations innovantes. L’objectif est de créer une connexion émotionnelle avec les clients, un lien quasi affectif, fort et durable qui permet de se différencier de la concurrence des autres magasins et du e-commerce.

Spectacles immersifs

Voilà, voilà. Cette connexion émotionnelle passe justement par un choix de thématiques et d’artistes surprenants… mais dans le bon sens. Ce n’est pas franchement là qu’on ira mettre en avant des créateurs contestataires dans l’esprit d’un Stéphane Blanquet. Le Bon Marché mise plutôt sur des sujets sociétaux actuels, des hommages culturels, tout en collaborant avec des artistes reconnus.

Il affirme ainsi son positionnement comme point de convergence entre commerce, art et culture. Et depuis quelques temps, il ajoute à son tableau de chasse artistique des spectacles. C’est d’ailleurs ce qui m’a inspiré cet article parce que le BM ne possède ni salle de théâtre ni équipements dédiés.

  • J’ai plus spécifiquement tilté sur l’annonce du spectacle immersif Au Bonheur des Dames proposé en 2022 dans le cadre des nouveaux rendez-vous événementiels«Les ON et les OFF du Bon Marché » pour célébrer les 170 ans du magasin. Adapté du roman d’Émile Zola, ce parcours signé Juliette Colin invitait les spectateurs à déambuler de nuit dans les étages du Bon Marché afin de rédecouvrir l’œuvre littéraire à travers une mise en scène interactive. Certains ont adoré, d’autres moins, si l’on en croit les commentaires laissés sur Billet reduc et un peu partout sur la toile.
  • Il faut cependant croire que l’expérience a convaincu la direction de remettre ça puisque deux ans plus tard, c’est le cirque qui pénètre l’enceinte du temple de la consommation made in Boucicaut. Mené bille en tête par le Cirque Le Roux, Entre Chiens et Louves met en scène neuf artistes circassiens mêlant acrobaties, danse et théâtre pour raconter à la verticale l’histoire de trois femmes à différentes époques. Cette exploration de la mémoire collective féminine fut là aussi un plein succès, le spectacle ayant joué les prolongations.

« Une vraie scène parisienne »

« La pièce « Au Bonheur des Dames » renforce notre démarche créative et appuie notre volonté de devenir une vraie scène parisienne» revendiquait Bodenes dans l’article cité plus haut. Il est sûr qu’en intégrant des spectacles vivants à sa programmation, le BM mise sur une expérience client enrichie, profitant par ailleurs de ces moments privilégiés pour mettre en lumière son patrimoine architectural et culturel de façon originale. Intégrer du théâtre dans un espace de vente, c’est effectuer en douceur et avec subtilité la fusion mentale achat/expression artistique.

Le prix des places est à ce titre parlant : 75 euros pour Au bonheur des dames, 75 euros pour les places de catégorie 1, 50 euros pour les places de catégorie 2 (au deuxième étage) pour Entre Chiens et Louves. Spectacle dont les places au sein d’un théâtre classique sont chiffrées à 23 euros. «Devenir une vraie scène parisienne» quand on n’en a pas l’équipement adéquat, c’est un pari. Surtout pour le spectateur qui va devoir débourser bonbon, largement au dessus du prix moyen de la place de spectacle partout en France. La rupture est notable, les expositions de BM étant gratuites.

Même chose en ce qui concerne les visites nocturnes du Bon Marché : 45 euros la place, bien au dessus du marché des places dexpo. S’érigeant en hub culturel, le BM ne serait-il pas en train d’ajouter une nouvelle et juteuse corde à son arc ? Car à ce stade et avec pareils tarifs, on n’est plus dans le « slow shopping » et la fidélisation émotionnelle. On est dans la mise en place d’une activité culturelle payante, dont les tarifs élevés sont justifiés par le caractère exceptionnel d’un lieu indissociable du luxe et de l’art de vivre à la française.

Le prestige de l’exclusivité ?

Je traduis : « tu veux voir un spectacle au Bon Marché ? Tu payes, et tu payes cher » pour faire partie des happy few qui auront accès à cette expérience rare. Créer du prestige et de l’aura : en attirant des artistes renommés, en proposant des performances de haut niveau, le Bon Marché affirme sa singularité … et son exclusivité. Il s’élève au rang de destination culturelle incontournable. Il n’est pas le seul du reste à suivre cette politique. Le très londonien Selfridge n’est pas en reste, El Palacio de Hierro au Mexique non plus, pour ne citer que ces exemples. Tous sont en train de tracer une nouvelle voie, une nouvelle race de grands magasins pensés comme des passeurs de culture.

Avec pour but d’initier un public non habitué ? Une exposition au Bon Marché peut effectivement inciter un visiteur à approfondir son intérêt en visitant ensuite un musée dédié. Certains musées et théâtres pourraient du reste profiter de cette dynamique en développant des partenariats avec ces enseignes : des musées pourraient prêter des œuvres pour des expositions temporaires dans des grands magasins (à condition qu’elles soient sécurisées, bien entendu) ; des compagnies théâtrales pourraient mettre en scène des performances dans ces espaces afin de capter une nouvelle audience, histoire de moderniser leur approche et d’attirer un public plus jeune.

Superbes opportunités ? A moins que cette montée en puissance dessine doucement mais sûrement les contours d’une dangereuse rivalité pour les institutions classiques, à l’heure où ces dernières souffrent de restrictions budgétaires plus que conséquentes. Je m’explique.

Privatisation et standardisation de la culture

Les grands magasins type BM disposent d’une liberté financière qui autorise cette liberté d’expérimentation que les institutions classiques n’ont plus forcément, loin s’en faut. Les groupes privés qui possèdent ces enseignes investissent massivement dans l’art et le spectacle vivant, ils ont l’argent pour ; là où musées, théâtres et festivals n’ont que peu de budget pour leur programmation et leur communication, Le Bon Marché et ses alter ego disposent de moyens considérables, en sus de leur prestige initial, pour promouvoir des événements, avec à la clé une médiatisation bien plus forte. Rien de mieux pour séduire un public jeune et urbain (en jouant par exemple sur les codes de la mode, du design et des tendances) … et tisser progressivement un nouveau rapport à la culture, une vision positionnant sans trop de scrupules le « retailtainment » dans une expérience globale qui superpose et confond acte d’achat et démarche culturelle.

Malin, non ? Mais il y a un hic. Cette privatisation de la culture en marche ne peut que s’accompagner d’une standardisation dictée par la logique marchande. On ne va certainement pas programmé les performances sanglantes d’un Ron Athey en pleine semaine du Blanc, cela ferait tache (sans jeu de mots quoique…). Contrairement aux établissements culturels qui ont une mission éducative et patrimoniale ou aux structures parallèles et underground qui expérimentent, les grands magasins sélectionnent leurs événements selon leur potentiel d’attractivité et de rentabilité. Le risque est donc d’avoir une offre culturelle plus légère, plus « instagrammable », moins exigeante intellectuellement. Les artistes et compagnies qui désireraient être programmés se verraient alors contraints d’adapter leurs œuvres aux attentes du marché, limitant la diversité et la radicalité des créations.

Les événements proposés par les grands magasins, même qualitatifs, restent intrinsèquement liés à une logique commerciale. Peut-on vraiment remplacer une exposition de musée, conçue dans une démarche de transmission, par une expo immersive qui vise avant tout à vendre des produits et une image ? C’est toute la question, que Zola du reste avait posé en d’autres termes, bien plus crus et directs, dans son roman : «On vend ce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre ! Notre triomphe est là ».

Et plus si affinités ?

Vous avez des envies de culture ? Cet article vous a plu ?

Padme Purple

Posted by Padme Purple

Padmé Purple est LA rédactrice spécialisée musique et subcultures du webmagazine The ARTchemists. Punk revendiquée, elle s'occupe des playlists, du repérage des artistes, des festivals, des concerts. C'est aussi la première à monter au créneau quand il s'agit de gueuler !