Il y avait la Carmen de Roland Petit, chef d’œuvre de 1949 qui fit son effet avec ses variations ciselées et ses en-dedans révolutionnaires puis celles d’Alberto Alonso, exemple type du ballet sovieto-cubain, de John Cranko, d’Antonio Gadès baroque, flamenca et puissamment théâtrale ou plus récemment de Mats Ek, sublime. Il faudra désormais compter sur la version du suédois Johan Inger – ancien soliste du Ballet royal de Suède et actuel collaborateur du Nederlands Dans Theater – pour la Compañía Nacional de Danza de España.
Depuis 2011 et la nomination à sa direction artistique de Jose Martinez, ancien danseur étoile de l’Opéra de Paris, la compagnie madrilène revient aux grands classiques du répertoire tout en invitant des chorégraphes contemporains à créer pour le ballet. Et quoi de plus évident que de produire une Carmen, ce symbole espagnol sulfureux, image d’une liberté féminine qui trouble l’ordre public ? De son propre aveu, Johan Inger a déclaré, au moment de la création en 2015, que revisiter Mérimée et Bizet était un véritable défi. Dans ce projet aux si nombreux ingrédients espagnols (l’histoire, le personnage central, la compagnie qui le danserait, etc.), il dit avoir trouvé stimulant d’explorer de multiples voies à travers une vision moins pittoresque et plus personnelle sur le sujet.
Et force est de reconnaître que le défi est largement relevé avec cette version où l’héroïne revendique sa liberté au cœur d’une société contemporaine avide de pouvoir et de violence. Définitivement contemporaine et loin des espagnolades qui collent au mythe : aussi, Séville est un endroit quelconque, l’usine n’importe quelle usine et les montagnes de Ronda ressemblent à de glauques quartiers défavorisés. Les militaires, eux, s’apparenteraient à une autre forme de pouvoir, celle de cadres supérieurs, et le torero serait plus proche d’une star de cinéma ou de rock. Seuls quelques éléments vestimentaires nous ramènent aux clichés de la péninsule ibérique : des mini-robes froufroutantes pour les femmes et des chemises à pois pour certains des personnages masculins.
Autre trouvaille (déroutante et difficilement explicable), celle consistant à dévoiler son héroïne à travers les yeux d’un enfant, auréolant de mystère les obscures volutes de la séduction et de la violence. Enfant qui pourrait être aussi bien « Don José enfant, la jeune Micaeëla, ou le fils né de Carmen et José » précise le chorégraphe dans sa note d’intention. Plutôt que de l’amour et de la passion, Inger met l’accent sur la violence, la mort apparaissant en grande partie dans la production permettant notamment au CND de démontrer sa pétulante technique et sa belle force dramatique. Les parades sexuelles sont intenses, les chicaneries entre filles ne font pas dans la dentelle, quant à l’acte 2 il est on ne peut plus dark avec son flot de corps entièrement noirs roulant au sol ad libitum, incarnation d’une mort rampante et de plus en plus prégnante.
Gentiment politique et furieusement dansée, bien accueillie lors de sa première à Madrid en 2015, Carmen a valu à Inger le prix Benois de la Danse en 2016, sorte d’Oscar de la danse. Bien sûr on pourrait déplorer la forte influence du chorégraphe suédois Mats Ek (pire : médire en préférant revoir la version signée du maître en 1992) mais l’impression d’une grande fraîcheur, d’un renouveau vraiment divertissant conquiert illico notamment grâce à une musique additionnelle, très cinématographique signée Marc Alvarez qui lifte avec bonheur ce ballet néo-classique mi-tragédie musicale, mi-opéra rock.
Et plus si affinités