Plus de 5 milliards d’émojis envoyés au quotidien de par le monde : le documentaire Émoji-Nation commence fort avec des chiffres qui claquent. Preuve que l’émoji s’est ancré dans notre mode de vie, ponctuant nos posts et nos textos pour traduire nos émotions en couleur, rapidement et de manière à être compréhensible par tous, par delà les langues et les cultures. Idyllique quoi que… derrière cette success story planétaire, se cache un business juteux et une refonte complète de nos modes de communication.
Langage pictogramme et revendications sociétales
En une heure d’explications et de témoignages, la réalisatrice Stéphanie Cabre interroge les zones d’ombre de ce langage pictogramme qui a conquis le monde depuis le Japon. Seulement voilà, depuis son émergence sous l’impulsion du designer Shigetaka Kurita, dont les premières créations étaient destinées aux écrans de smartphones, l’émoji a infiltré les consciences, revêtu une dimension sociétale et revendicatrice, pour ne pas dire politique, dixit les combats menés pour faire reconnaître des émojis propres à chaque communauté, chaque particularité.
Femme voilée, drapeau arc-en-ciel, médecin de couleur… chacun veut SON émoji, tandis que les signes revêtent des significations différentes selon les publics concernés : la pêche désigne pour certains un fruit, pour d’autres un cul, pour d’autres encore le terme « impeachmen »t. Voici qui complique sérieusement un mode de communication par ailleurs construit via le standard Unicode, en conséquence monitoré depuis la Silicon Valley par Unicode Consortium. Une entité tenue d’une main souriante, mais très ferme par les géants de la tech.
Pas d’émoji sans Unicode Consortium
Eh oui, l’émoji a beau être sympa, il demeure un très juteux business, dont les GAFAM conservent jalousement les secrets, quitte à s’accoquiner avec les politiques de tout bord pour orienter par émojis interposés le visage de nos futures sociétés. La réalisatrice déroule ainsi le parcours obligé pour faire valider un nouvel émoji et le lancer sur le marché.
Elle s’arrête sur les stratégies marketing des grandes entreprises désireuses de se positionner sur le marché du pictogramme à grande échelle, marché lui-même chapeauté par les géants de la téléphonie mobile pour laquelle les émojis sont initialement conçus.
Elle met également en évidence la toute-puissance d’Unicode Consortium qui choisit de manière assez opaque les émojis à encoder. Si c’est « non », l’émoji ne sera pas activé, donc inaccessible au commun des mortels, à l’inverse d’un mot qui, s’il n’est pas reconnu par l’Académie française, est cependant utilisé par la population.
C’est ce monopole qui fait question, car en bout de chaîne, c’est l’expression de nos émotions, de nos ressentis qui est encadrée, corsetée, vidée de ses nuances, de ses variantes pour se résumer en une série définie de signes.
L’émoji ambassadeur de la novlangue orwellienne
«Une sorte de néo-parler venu tout droit du monde dystopique de Georges Orwell » commente une Stéphanie Cabre qui évoque les dérives décrites dans le roman visionnaire 1984. Si la réalisatrice refuse de plonger dans la paranoïa complotiste, elle s’interroge néanmoins et à raison sur cette emprise incontestable, aux retombées gravissimes en terme d’«hégémonie culturelle» selon une équation troublante de simplicité et d’efficacité : diminution du nombre de mots dans une langue = diminution drastique du nombre de concepts permettant une réflexion = hausse du raisonnement à l’affect = aisance accrue dans la manipulation des foules.
Une projection alarmiste tissée afin d’attirer de l’audience ? Que nenni. Pour appuyer cette réflexion, Stéphanie Cabre est allée interviewer des pointures du secteur, impliquées dans la création des émojis, dans le fonctionnement de Unicode Consortium, professeurs, chercheurs officiant dans de grandes universités, spécialistes des réseaux, linguistes : Marcel Danesi, Evgeny Morozov, Pierre Halté, Stéphane Bortzmeyer, Jennifer Daniel, Mark Davis, Keith Winstein… bref des experts qui s’accordent sur un point : l’émoji devient ce que l’on en fait. C’est à l’usager de s’en emparer pour en dérouter le sens, dixit la manière dont les féministes chinoises les ont accaparés afin de contourner la censure et défendre leur cause.
L’avenir de l’émoji ? Il reste à définir. Mais il est certain qu’après avoir visionné cette heure d’exposé, on ne le verra plus jamais de la même façon. À bon entendeur !
Et plus si affinités
Vous pouvez visionner le documentaire Émoji-Nation sur le site d’ARTE ou sur sa chaîne Youtube.