« Jedem das seine» … «A Chacun ce qu’il mérite» : la devise inscrite sur le portail du camp de Buchenwald résonne comme un avertissement. Un avertissement pour tous. Stigmatisant les juifs, les tziganes, les russes réduits à l’extermination, cette sentence issue du langage judiciaire antique, va finalement sceller le sort des dignitaires nazis au terme du procès qui statuera sur leurs actes. Ironie de l’Histoire, l’épopée débutée en 1933 à Nuremberg dans la flamboyance des oriflammes et des défilés va se terminer non dans les décombres de Berlin bombardée, mais dans les murs d’un tribunal à Nuremberg. Nous sommes fin 1945, et les dirigeants allemands qui ont survécu se retrouvent dans le box pour répondre de crimes absolument innommables, répartis en quatre chefs d’accusation : complot, crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Quatre formulations catégorielles pour désigner 12 ans de barbarie.
Raconter l’histoire du nazisme
Comment raconter ? Frédéric Rossif s’y était essayé en 1961, débutant sa carrière avec Le Temps du Ghetto. 27 ans après, au soir de son parcours de documentariste, il revient sur le sujet en l’élargissant, nous fait sortir de Varsovie martyrisée pour embrasser l’horizon mondial. Objectif de De Nuremberg à Nuremberg : raconter l’histoire du nazisme depuis sa gestation jusqu’à son effondrement. En mettant en avant ses effets pervers, les monstruosités qu’il a engendrées, la dévastation qu’il a provoquée. A l’échelle d’une planète. 238 minutes pour dépeindre les racines et le principe de cette idéologie, la logique de conquête qu’elle impose, les alliances et les conflits qu’elle va nourrir, la folie qui va la dévorer. 238 minutes étouffantes réparties en quatre chapitres aux titres tragiques : La Fête et le triomphe -Le Temps de la résistance – Le Tournant décisif – La Défaite et le jugement. Photos et films, de propagande ou d’information, tissent la toile visuelle de ce récit commenté d’une voix neutre par Philippe Meyer.
Un cataclysme
Pas d’imprécation ni de vengeance : pourquoi faire ? Les images parlent d’elles même, remarquablement choisies pour leur pertinence, gagnant en signification par leur enchaînement, qui alternent vues des combats, panoramiques des manifestations, rencontres officielles, souvenirs intimes … on retrouve effectivement certains des documents cités dans Le Temps du ghetto, comme si ce qui c’était passé à Varsovie n’était que le prisme préparatoire d’un cataclysme beaucoup plus vaste. Et l’élargissement du champ d’observation est proprement dramatique. Rossif conserve les témoignages de personnes impliquées, aviateur, résistant, journaliste … des morceaux d’intimité dans la grande vague impersonnelle de l’Histoire en marche. Il s’arrête sur des parcours spécifiques, Pierre Brossolette, Manouchian, Hans et Sophie Schöll, Saint Exupéry, Marc Blöch, Stefan Zweig, les maquisards du Vercors, pour ne citer qu’eux, des identités qui se sont dressées de toutes leurs forces, de toute leur conviction face à l’horreur. Pour lutter. Pour dire non. Et ils en sont morts. Héros du quotidien, on leur doit beaucoup.
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A la fois mafia et secte ?
Si la musique synthétique de Vangelis souligne les changements émotionnels qui jalonnent certains segments du récit, très souvent ce sont les explosions assourdissantes des bombes, les ordres hurlés et les pleurs qui s’imposent, pour rappeler que tout ceci fut l’affaire d’une humanité réduite à néant par une mécanique implacable, et que les saluts théâtraux des militaires ne valent plus grand-chose dans les flaques de boue et de sang. Décortiquée, la stratégie de conquête des nazis et de leurs séides italiens et japonais apparaît de façon flagrante, faite de mensonge, de manipulation, de transgression constante, d’irrespect, de tractations secrètes, de trahisons. A la fois mafia et secte ? On peut se demander tandis que les pilotes kamikaze et les Jeunesses hitlériennes, enfants soldats endoctrinés, se suicident dans d’ultimes et inutiles attaques. Car et c’est le plus odieux peut-être, les cadres fascistes, qui se réclamaient de la grandeur de leurs peuples n’en firent plus beaucoup cas quand il s’est agi de battre retraite, sacrifiant troupes et populations civiles sans pitié.
Ultime bassesse
La pleutrerie crasse de ces gens devient incontestable au moment de relater le procès qui va les condamner. Tous plaident non coupable. Rossif évoque cette ultime bassesse avant d’énumérer les multiples massacres dont celui d’Oradour sur Glane, puis l’horreur des camps de concentration. Chiffres et statistiques viennent appuyer ce réquisitoire sans compromis, approfondi dans le documentaire Le procès de Nuremberg. La boucle pourtant n’est pas bouclée, jamais. Difficile de concentrer en cinq heures une décennie, aussi ce récit doit-il être abordé comme une colonne vertébrale, le tronc commun synthétisant l’essentiel de cette période, et qui peut conduire vers d’autres investigations. Un moment clé dans la diffusion d’une mémoire pénible qu’il ne faut pas oublier. Car certains passages font frémir tant ils rappellent notre actualité. Et Rossif n’hésite pas à évoquer la faiblesse complaisante des démocraties européennes, aveuglées par leur confiance, certaines de leur supériorité. Coupable nonchalance ? De Nuremberg à Nuremberg par l’analyse qu’il déroule, toujours nous met en garde, et c’est en cela qu’il est bien plus que souvenir.
Et plus si affinités
Le documentaire de Rossif est disponible en DVD.