Par Nicolas Villodre et Nicole Gabriel
Les éditions Hazan remettent en vente le catalogue exhaustif de l’œuvre multiforme d’El Lissitzky, paru à l’occasion des expositions que Rovereto, Malaga et Barcelone lui consacrèrent en 2014 et 2015. Cette figure de l’avant-garde soviétique a été le trait d’union entre le suprématisme de Malévitch, le constructivisme de Tatlin (et Rodtchenko, Gabo, Pevsner), De Stijl de Van Doesburg (et Mondrian), Merz de Kurt Schwitters et le Bauhaus de Mies Van der Rohe (et Laszlo Moholy-Nagy).
Il fait très tôt le lien avec l’Allemagne où il étudie l’architecture avant la Première guerre mondiale, n’ayant pu entrer à l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg du fait de ses origines juives et des quotas raciaux. Sa formation technique à Darmstadt lui apporte la rigueur, le sens de la composition, la netteté du trait qui lui permettent de transposer avec aisance les formes bidimensionnelles dans l’espace et inversement. L’avant-garde d’alors abandonne la peinture de chevalet au profit de l’artisanat, voire de l’industrie, et Lissitzky saura faire usage comme personne des outils et des moyens des temps modernes : la typographie, la photographie, la lithographe et la technique de l’affiche. Il reste inclassable, à la fois peintre, designer, décorateur, photographe… Recruté par Chagall pour enseigner dans son école russe de Vitebsk, il y fait la connaissance de Malévitch. Inutile de dire que le style suprématiste de ce dernier aura une influence décisive sur le sien qui en était encore aux chromos stylisés, en noir et blanc ou dans des teintes assourdies, aux images pieuses enrichies de phylactères hébraïques. Sa maîtrise de la ligne, son sens de la structure, son efficacité visuelle, il les prouve avec la fameuse affiche suprématiste en même temps que de propagande communiste Frappe les Blancs avec le coin rouge ! (1919-20), absente de l’ouvrage et avec sa série de tableaux Proun (projet d’art nouveau) qu’il inaugure en 1919. Dans le livre qu’il co-écrit avec son ami Jean Arp, Les Ismes de l’art (1925), il définit le Proun « comme le point où la peinture change de direction pour rejoindre l’architecture ». Autrement dit, cette indifférenciation artistique Dada, avatar Zen de la fascination futuriste pour toute nouveauté (la vitesse, la machine, le robot, le cinéma, la publicité, etc.) le conduit à mettre sur le même plan art majeur et art appliqué.
Victor Margolin résume comme suit son apport : « C’est dans les prouns que Lissitzky a formulé son credo esthétique en matière de perspective et de relations dans l’espace. Il s’adresse à un spectateur actif, qui doit se déplacer devant les tableaux pour explorer en profondeur leur caractère tridimensionnel. C’est particulièrement le cas pour le Proun 23 n° 6, dont les formes semblent s’avancer dans l’espace lorsqu’on incline le tableau à 90°. » Tandis que, comme nous l’avons vu à propos de Malévitch, les uns cherchaient à rendre l’effet de dynamisme propre au mouvement futuriste par les moyens mêmes de la peinture, il semble découler de cette observation que Lissitzky ait cherché à rendre l’effet de profondeur par de simples aplats colorés, anticipant par là sur l’art cinétique et l’Op Art. Cette analyse psychosensorielle de la forme relevant de la Gestalt, trouve un bon accueil au Bauhaus où professent des personnalités comme Johannes Itten ou Laszlo Moholy-Nagry. N’empêche que Lissitzky a une manière unique, d’emblée reconnaissable, qui dépasse la démarche commune, l’élémentarité des compositions, les combinaisons de motifs et de teintes réduits au strict minimum, les trinités chères à Kandinsky (points, lignes, plans associés aux couleurs primaires, via une symbolique dérivée de la théorie de Goethe et de la vision de Rimbaud) les triades chorégraphiques et l’élémentarisme de Schlemmer.
La recherche de Lissitzky s’inscrit dans le projet du Bauhaus comme dans celui du constructivisme russe. Le régime soviétique exploite son talent d’affichiste, sa connaissance du terrain et de langue allemande, son sens du contact et de l’organisation. L’auteure de l’ouvrage, Oliva María Rubio, n’exclut d’ailleurs pas que Lissitzky ait fait partie de la Tcheka (ancêtre du KGB qui, comme on sait, a lancé la carrière de hauts responsables politiques). Ceci expliquerait qu’il ait pu poursuivre son travail d’agit’ prop en URSS sans encombre au moment où le stalinisme écrasait toute création hors du « réalisme socialiste » et qu’il ait eu autant de facilités à aller et venir entre Moscou et Berlin, Berlin et Leyde, Leyde et Zurich, et qu’il ait pu aussi facilement réunir les moyens de mettre en place quantité de manifestations culturelles, il va sans dire, prosoviétiques, dès octobre 1922 (Première exposition d’art russe, galerie Van Diemen à Berlin) et à s’insérer sans problème au sein du Bauhaus. L’article d’Isabel Tejeda Martin sur les projets d’expositions de Lissitzky en Allemagne (à Hanovre en particulier) détaille à la fois son activité extra-artistique : la nouvelle façon de concevoir les expositions, les rapports entre les œuvres et le public, l’agencement et la fonction muséale.
La maquette du livre sur Lissitzky pastiche un peu celle des Bauhausbücher, la remarquable collection constituée de 14 ouvrages d’art et de monographies, publiés par Walter Gropius et Moholy-Nagy au Bauhaus, de 1925 à 1930. La typographie épurée, étagée, tout en verticalité, les polices de caractère les plus efficaces, la titraille en majuscules et en gras, les épaisses lignes imprimées en rouge structurant la table des matières contrastent avec les illustrations, obliquement conçues ou recadrées, sous influence constructiviste. Des couleurs vives que privilégient publicité et propagande de toutes tendances (cf. les rouge, blanc et noir chers au futuriste Depero, le designer de la bouteille de Campari qui ne séparait pas la réclame de l’œuvre muséale, on les retrouve sur le drapeau de l’Allemagne impériale, sur l’oriflamme nazi ou, de nos jours encore, sur un logo comme celui de Darty). La riche iconographie de l’ouvrage rend compte de la variété des moyens utilisés par le peintre. Dans ses premiers Prouns de 1919, comme dans ceux de 1920, il analyse la notion de transparence ; il joue avec le volume et le vide ; il pousse le décentrement de la composition, son désaxement, généralement vers la droite, faisant preuve de savoir-faire. Lissitzky introduit la couleur, surtout le rouge, parfois aussi quelque motif malévitchéen comme la sphère ou la croix et des lignes indiquant la perspective. Dès 1922, il pratique, semble-t-il, la photographie et rehausse le photomontage de dessin (cf. son Projet d’une illustration pour Six contes sur des fins faciles d’Ilya Ehrenbourg, 1922). Ses compositions typographiques pures sont remarquables (cf. la couverture de son portfolio Proun n° 1, 1923, avec un jeu graphique sur les chiffres et les lettres : un « 1 » vertical bien planté et un « P » pivotant, qui contraste avec des pages d’un texte orthogonalement agencé, cloisonné par d’épais traits horizontaux, un liseré vertical délimitant la marge ; cf. la page-titre de la revue avant-gardiste américaine Broom n° 4, 1923 ; cf. aussi celle du livre de contes d’Ehrenbourg, 1922).
Cohabitent les dispositions à angles droits chères au néo-plasticien Mondrian et les organisations « dynamiques » sous l’influence futuriste, suprématiste, constructiviste qui conduisirent l’animateur de De Stijl, ami de longue date de Lissitzky, Theo Van Doesburg, à incliner ses angles, au grand dam de son mentor (cf. la couverture de la revue Wendingen, vol. 4, n° 11, 1921 ; cf., dans une moindre mesure, la structure des premiers numéros de la revue Vechtch/Gegenstand/Objet, 1-2, 1922). Qui dit monographie exhaustive, dit aussi mise à nu des parties plus faibles d’une production tous azimuts. Selon nous, le portfolio de figurines qu’il peint en 1923 pour illustrer à sa manière l’opéra La Victoire sur le soleil, est assez décevant. La figuration y fait retour, non par le dessin ou la peinture mais, curieusement, absurdement, en vulgarisant sans aucune nécessité la forme suprématiste au dessein anecdotique, narratif, représentatif. Qui plus est, cela oblige Lissitzky à recourir aux lignes courbes qu’il avait abandonnées avec son style sous influence chagallienne. Mais ce compromis, pour ne pas dire cette trahison esthétique, annoncent ceux qui découleront de sa collaboration sans état d’âme avec les services de com de Staline (cf. par exemple les photos de jeunes prolétaires souriants, le regard fixé sur la ligne d’horizon, pour l’expo soviétique de Zurich de 1929 ; cf. la maquette hybride du magazine L’URSS en construction, n° 1, 1937, qui juxtapose une bande verticale d’un rouge éclatant, l’étoile, la faucille et le marteau du même métal écarlate juxtaposées à des reproductions photographiques banales en noir et blanc ; cf. l’étonnant baiser sur la bouche d’un soldat casqué et armé d’un fusil et d’un paysan moustachu en tunique traditionnelle brodée faisant la couverture de L’URSS en construction n° 2-3, 1940). Si le travail de propagande ne rend pas hommage au talent de l’artiste, ses commandes publicitaires sont nettement plus intéressantes (cf. sa maquette de catalogue pou Pélikan, 1924 ; ses affiches vantant le Kinoglaz de Vertov : La Sixième partie du monde, 1926 ; L’Homme à la caméra, 1929 ; Enthousiasme, 1931).
On connaissait son autoportrait, photomontage ou surimpression ayant pour titre Le Constructeur (1924). Le livre nous offre quelques autres portraits, sur le même principe : celui, de 1924, de son ami et collègue Arp (de face et de profil, façon cliché photodynamique d’un Bragaglia, avec, au fond, l’inscription « 391 » se référant à la revue dadaïste de Picabia), celui, daté de 1925, de Kurt Schwitters, qui l’accueillit l’année précédente dans sa revue Merz (visage double, de face, avec deux tailles de plan différentes, et texte du journal en question). Les photos de ville et d’installations portuaires cherchent ou bien à traduire la sensation de vitesse en recourant à la surimpression ou bien à rendre une certaine atmosphère (cf. Le Coureur, 1926 ; Hambourg, 1926). On n’y sent aucunement l’influence constructiviste d’un Rodtechenko. La belle série de photogrammes bleutés de de 1927 concurrence sans problème ceux de Moholy-Nagy. Ces images furent produites, nous dit-on, à l’insu ou indépendamment de celles de Man Ray comme du précurseur Christian Schad. Ses projets d’architecture ne furent pas concrétisés. Pas plus, et c’est dommage, que la scénographie de Je veux un enfant (1928), une pièce de Sergei Tretiakov qui devait être mise en scène par Vsevolod Meyerhold.
Et plus si affinités
http://www.editions-hazan.fr/livre/el-lissitzky-lexperience-de-la-totalite-9782754107402