Eva Ionesco – Innocence : Alice au pays des tourments

Décidément, un seul être vous manque et tout est dépeuplé. En ce qui concerne Eva Ionesco, c’est son père qui fait cruellement défaut, laissant la petite fille qu’elle fut seule aux prises avec son ogresse de mère, qui va l’instrumentaliser, la photographiant nue, lui volant son enfance. Déjà avec le film My Little Princess, l’actrice et réalisatrice avait commencé à régler ses comptes avec sa génitrice, déroulant le récit de ce calvaire, précisant qu’il était en deçà de ce qu’elle avait subi. L’autobiographie Innocence vient compléter cette béance en des termes sans pitié, qui dénonce la brutalité de la mère, l’absence du père.

Un papa chéri, sublimé, imaginé, désiré, perdu … une ombre en somme, évincée par Irina Ionesco qui va tout faire pour éloigner cet homme, confisquant farouchement sa progéniture pour mieux la dévorer, la digérer au fil des clichés malsains qu’elle prend d’elle, au fin fond de son appartement où la petite n’entre que pour poser nue. Éventuellement prendre un bain de temps à autre, pour se tenir à peu près propre. Le reste de l’année, elle est confinée avec sa grand-mère dans une chambre de bonne minable, privée de nourriture si, d’aventure, elle se rebelle et refuse d’écarter les cuisses devant l’objectif de sa mère.

Un épisode parmi tant d’autres dans cette maltraitance pernicieuse, où la mère, perverse narcissique, investit ses propres failles, ses propres démons. Fruit d’un inceste, rejetée par sa sœur/mère, Irina reporte sur son enfant les fantasmes, les rancœurs, la vengeance, la déshabillant pour en faire une créature ultra sexuée au-delà du tolérable, érigeant ainsi sa réputation d’artiste érotique sur un viol de conscience, une manipulation de l’esprit, un jeu de pressions permanent et sadique. Trompée, séduite, cajolée, rabrouée au gré des caprices maternels, la petite fille de quatre ans n’a aucun moyen de se défendre, surtout pas ce père qui pourrait, devrait de par la loi et le cœur, faire barrage.

Isolée, elle ne peut même pas compter sur l’entourage de cette mère artiste complètement désaxée ; si certains trouvent qu’Irina va trop loin avec la petite, tous s’accordent à trouver ses œuvres somptueuses, et les collectionneurs ne manquent guère, tout comme les galéristes désireux d’orchestrer des expositions transgressives, les magazines prêts à faire exploser leurs ventes en affichant l’attitude perverse de cette Lolita offerte telle une courtisane. Nous sommes dans les 70’s, c’est l’heure de la libération sexuelle, Hamilton s’avère le concurrent attitré de Irina Ionesco. Personne donc ne s’interrogera sur la manière dont cette gosse va vivre l’expérience, exploitée qu’elle sera jusque dans ses affects.

Et elle en paiera le prix lourd, par une distorsion d’elle-même qui la plongera dans la drogue, la petite délinquance, la violence verbale et physique. Il faudra le prisme du théâtre, du cinéma, de la réalisation pour amener Eva Ionesco à finalement prendre la plume et accoucher de ce premier ouvrage où, de son propre aveu, elle repositionne ce père aimé dans le schéma familial dont on l’a évincé sans ménagement, et met en œuvre les principes de résilience chers à Cyrulnik. Car dans la famille Ionesco, le secret est un patrimoine qu’on chérit jalousement. Et ces femmes de se refiler leurs névroses de génération en génération, jusqu’à ce que la petite Eva hurle stoppe, de sa petite bouche peinte comme celle d’un catin.

C’est elle qui cassera la malédiction, et cet ouvrage magnifique et poignant, relatant avec finesse l’enchaînement des cassures qui élaborent la folie de sa mère et forgent son destin d’enfant terrible, participe de cet exorcisme. Ce sont les mots d’une rescapée, petite Alice revenue par miracle du pays des tourments, qui a pris le temps de penser son récit, qui en a eu peur certainement, a attendu des années avant de confronter la page blanche, puis finalement s’est laissée happer par sa narration, pour nous emporter, nous aussi, dans ce flot contradictoire et sombre.

Et plus si affinités

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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