De tout temps, les émotions ont existé, se manifestant de multiples façons. À l’aune d’un enrichissement des consciences, soutenues par la philosophie et la littérature puis enfin la science, elles se sont transformées, évoluant ainsi au fil des générations. C’est cette histoire, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine que l’exposition Le théâtre des émotions évoque. Pour cela, elle s’intéresse à la façon dont les artistes se sont adaptés aux changements, ont théorisé les manifestations des affects et fait évoluer leur représentation. Balade historique dans un labyrinthe de la réflexion plastique appliquée aux sentiments.
Portrait nuancé de la nature humaine
Niché au fin fond du 16ᵉ arrondissement, bordé par un parc propre en ordre et d’imposants immeubles haussmanniens, le Musée Marmottan-Monet n’est pas le plus couru des lieux d’exposition parisiens. Pourtant il possède en son sein le premier fonds mondial d’œuvres du chef de file de l’impressionnisme Claude Monet et pléthore d’œuvres de Morisot, Renoir, Pissarro ou encore Sisley. De quoi attirer la foule en ses murs, baignant quelque peu dans leur jus.
Pourtant, ce qui nous y amène ce jour d’avril, c’est son exposition temporaire Le théâtre des émotions, magnifique portrait nuancé de la nature humaine. À travers soixante-dix œuvres réunies exceptionnellement, venues des musées de Londres, Madrid, Bruxelles, New-York et pas moins de 39 musées et collections français, Le théâtre des émotions propose de saisir les émois dans l’Europe des Temps modernes en huit sections que constitue le parcours de l’exposition.
Symboliser et codifier l’émotion
Au Moyen-âge, l’émotion est présente dans les œuvres d’art, mais il y a une vraie difficulté pour arriver à distinguer les physionomies, à donner des traits particuliers à chaque émotion. Le truchement : l’objet. Le mouchoir incarne les pleurs et son corollaire qu’est la tristesse ; le visage, lui, est intangible, correspondant en tous points aux canons en cours, comme l’illustre une des premières œuvres ouvrant l’exposition : Sainte Madeleine en pleurs (vers 1525). Cette manière persiste encore dans les portraits de fiancés d’Allemagne ou des Pays-Bas au XVIᵉ siècle.
En 1698, Charles Le Brun, peintre du roi, vient codifier les déformations des traits suscitées par les émotions. Visage et corps se théâtralisent, corpus d’attitudes et de mouvements deviennent légion : une rhétorique du corps se met en place. Cette exacerbation trouve son point d’orgue dans les œuvres de Louis-Léopold Bouilly, peintre de scène de genre désopilante (Trente-cinq têtes d’expression, vers 1825), sans oublier Le Verrou, chef-d’œuvre de Jean-Honoré Fragonard (1777).
Dévoiler et individualiser l’émotion
À la période romantique apparaissent les premières tentatives de montrer qu’il se passe quelque chose à l’intérieur des personnes. Progressivement, les éléments associés aux émotions tendent à disparaître pour laisser visages et positions exprimer le psychisme des modèles, psychisme tout d’intériorité et de discrétion chez les peintres du « grand genre » historique et religieux. Le romantisme noir accentuera cette conquête de l’individualité et de l’exaltation d’un infini intérieur.
Un coup d’œil à La lettre de Wagram de Claude Marie Dubufe (1827) suffit à comprendre que la représentation des affects s’élance dès lors au-delà de l’être devenu un élément d’un plus vaste espace avec lequel il partage ses impressions. Et que dire de cette sublime peinture d’Émile Friant gorgée de la tendresse qui lie les regards de jeunes amoureux, lovés dans un espace où ils sont seuls et où la nature renaît (Les Amoureux, 1888).
Intérioriser l’émotion ou la vaincre
Science et photographie vont libérer la représentation. Les études des professeurs Jean-Martin Charcot et Paul Richer ou encore les poses de mimes largement diffusées sur des photos offrent aux artistes un abondant et nouveau corpus d’expressions faciales et corporelles. Le réalisme est à l’œuvre. Bien souvent glaçant (Faim, folie et crime d’Antoine Joseph Wiertz 1853 ; Folie de la fiancée de Lammermoor d’Émile Signol 1850).
Autrement plus glaçante est la réalité du XIXᵉ siècle finissant et du XXᵉ naissant. Fléaux et guerres s’invitent sur les toiles des artistes. Les ravages de l’alcoolisme et autres addictions, les affres de la prostitution… Tout un nouvel ensemble d’émotions naît de ces « égarements de la raison » et soubresauts de l’histoire mondiale. Les arts s’éloignent alors du naturalisme, les atrocités vécues suscitant l’émotion par des couleurs aux accords inattendus et à travers des formes à l’assemblage jusqu’alors inconnu. On ne cherche plus à monter une émotion, on souhaite la provoquer.
Au terme de l’exposition, Monument de Christian Boltanski (1985), autant hommage à son père décédé la même année que prélude d’une série d’œuvres de mémoire, permet à cet homme pudique d’évoquer la Shoah. Oui des émotions, cette exposition en suscite à la pelle.
Et plus si affinités
Pour en savoir plus sur l’exposition Le théâtre des émotions, consultez le site du musée Marmottan – Monet.