Il n’y a pas à dire, en produisant le Carmen de Dmitri Tcherniakov, le festival d’Aix en Provence a tapé un grand coup. Il faut dire que le metteur en scène russe a proprement dynamité le regard habituel porté sur l’opéra de Bizet : exit le dépaysement à l’espagnole et la grande tragédie amoureuse entre la gitane et le brigadier. Demeure une implosion humaine sur fond d’escape game psychique borderline. On pourrait s’en offusquer si cette approche ne révélait pas l’extrême brutalité intrinsèque de l’œuvre.
Tcherniakov se saisit donc du livret de Meilhac et Halévy, en redessine les contours à la serpe. Nous voici dans un centre de soins ultra chic où l’on recourt aux jeux de rôle pour remettre en rail le golden boy défaillant. Un enième candidat se présente, beau, bronzé, distant, arrogant même, mené là par une épouse désireuse de rebooster son couple chancelant : pour ce faire, le directeur de l’établissement propose de rejouer l’histoire de Carmen. Le monsieur deviendra Don José, le temps de réveiller les racines de son moi profond, de hurler le cri primal, de régler ses comptes psychologiques avec la vie.
Erreur : on n’endosse pas impunément le profil de Don José, et le candidat d’abord réticent va tellement se prendre au jeu qu’il va y laisser sa santé mentale. Voici le défit délirant que Thcerniakov lance … et gagne. Car, scène après scène, sa perception sonne juste, recentrant le débat sur la personnalité d’un héros malmené, engoncé dans ses valeurs, coléreux, violent, pétri d’honneur, de passion et de frustration. Pour une prise de rôle, le ténor Michael Fabiano ne pouvait rêver mieux … ni pire. Il ressort de ces trois heures de marathon visiblement éprouvé, auréolé certes par une interprétation superbe mais vidé face à la charge émotionnelle qu’il a fallu fournir.
Tcherniakov n’épargne pas ses interprètes, qui en redemandent, survoltés par le challenge qui est de taille. On appréciera la qualité incroyable de ce casting où brille Stéphanie d’Oustrac, Carmen de toute beauté qui doucement prend conscience des dégâts opérés sur son « patient », Elsa Dreisig qui transforme la tendre et pure Michaela en épouse éconduite et méprisée. Dans cette équation qui tient de la thérapie de choc, Escamillo, impeccable Michael Todd Simpson, prend valeur de repoussoir, ce qu’il est au final. La distribution complète éblouit par la haute valeur de la prestation vocale et théâtrale, menée avec un train d’enfer par le chef d’orchestre Pablo Heras-Casado.
Au terme de ce spectacle, on se relève abasourdi, punché par la beauté des harmonies, la puissance des voix, l’audacieuse modernité du propos. Déjà Olivier Py avait orienté sa Carmen de music hall sur Don José comme victime d’un processus émotionnel fatal ; Tcherniakov quant à lui, continue ici son exploration et sa refonte de la psyché tourmentée des héros lyriques, quitte à secouer un public qui en redemande car il y trouve une nouvelle source de réflexion et de ressenti.
Et plus si affinités