On attendait beaucoup de Jeannette, le musical de Bruno Dumont, prof de philo recyclé cinéaste auteuriste, chorégraphié par Decouflé. Malheureusement, ce n’est pas tout à fait le chef d’œuvre escompté. Le sujet de l’héroïne nationale Jeanne d’Arc est, qu’on le veuille ou non, rebattu. Était-il urgent de l’adapter à partir de deux textes de Charles Péguy récupérés aux oubliettes? Les éléments sonores (la BO d’Igorrr à base de rumbas et d’alegrias “flamenco”, ce mot ayant une connotation nordiste qui reste énigmatique, appliqué à l’art andalou, les récitatifs sur un ton neutre bressonnien et les arias de chanteuses “à voix” pseudo R’n’B poussées comme à la télé) et visuels (la photo éclatante de Guillaume Deffontaines, froide et agfaïenne de dominante, les routines, dans tous les sens du terme, du disciple de Nikolaïs, assisté de Clémence Galliard, le “headbanging”, du heavy metal donnant au gothique un sens large), pris un par un, sont séduisants par leur saugrenuité même. D’où vient alors que la sauce ch’ti ne prenne pas?
Michael Haneke a lui aussi été tourner dans le nord pour portraiturer à sa façon les bourgeois de Calais dans Happy End et rendre hommage, s’il le fallait, à Auguste Rodin. Sa saga est filmée avec sagacité, c.à.d. avec la finesse qui lui a valu deux palmes mordorées. La distribution est un sans faute, des seconds rôles (Kassovitz, Franz Rogowski, Fantine Harduin, Toby Jones et même Dominique Besnehard) aux premiers (Trintignant qu’on n’a jamais vu mauvais au cinéma, Huppert, qui fait le lien avec les secrets de la bourgeoisie mis au jour par le regretté Chabrol). S’il n’aura pas de palme, l’opus remportera, on peut le penser, un lot de consolation.
À propos de Rodin, disons un mot du téléfilm hagiographique de Jacques Doillon. Cette reconstitution use de teintes éteintes souhaitées par l’auteur et son chef op, Christophe Beaucarne, qui correspondent aux ocres de la matière première préférée du sculpteur comme du divin créateur, la glaise. Elle a été tournée en grande partie à Meudon, en intérieur, dans l’atelier même du grand homme, y passant le plus clair de son temps, entouré d’assistants et de top models, disciples disciplinées, également malléables, y recevant moult célébrités (Monet, Mirbeau, Zola, Cézanne, on en passe et des meilleurs), faisant des scènes à sa bonniche Rose (qu’il finira par épouser) et à sa stagiaire exaltée, une certaine Camille qui finira à l’asile.
C’est d’enfermement, d’ailleurs, qu’il est question dans le documentaire qui fera date de Raymond Depardon, 12 jours. Ces douze fois vingt-quatre heures sont le délai fixé par la loi du 27 septembre 2013 imparti au juge des libertés pour qu’il vérifie la régularité de l’internement d’individus sans leur consentement en Unités pour Malades Difficiles et qu’il décide ou non de poursuivre les soins psychiatriques. L’image en 4K est signée du filmmaker (au sens où on l’entend outre-Atlantique et où l’emploient aussi bien les expérimentaux que les champions du cinéma vérité, à commencer par Rouch) et le son direct a été pris par son épouse, par ailleurs productrice de l’œuvre, Claudine Nougaret. L’autorisation exceptionnelle de tourner en HP et cette équipe réduite au strict minimum rappellent les origines du cinématographe : le film est situé à Lyon, se réfère à la Fête des Lumières et a pour objet de témoigner d’un temps qui est aussi le nôtre.
L’Intrusa de Leonardo Di Costanza traite d’une expérience socio-éducative dans les faubourgs de Naples sous une forme somme toute plus rassurante : celle de la fiction. Pour jouer la pédagogue, on a fait appel à une danseuse-comédienne de métier, Raffaella Giordano, qui a notamment travaillé avec Carolyn Carlson. Les autres interprètes, des non-professionnels napolitains, sont des acteurs-nés. Le thème est ambigu : l’intrusion dont il est question est celle de la Camorra, représentée par une jeune mère venue se réfugier avec ses deux enfants dans le logement de fortune que lui offre l’association protectrice de l’enfance. Cette organisation criminelle n’étant pas extérieure à la société, mais régissant celle-ci, tout au moins dans le Mezzogiorno.
Cannes Classics et l’ami Gérald Duchaussoy ont rendu hommage à Jean Rouch pour célébrer son Centenaire en programmant la rareté absolue, Babatu, un blockbuster tourné en 16mm, caméra à l’épaule, au Niger, une splendide épopée en costumes faisant appel à une très nombreuse figuration. Ce film qui représentait l’Afrique noire, pour la première fois à Cannes, est improvisé par des villageois jouant le rôle de leurs ancêtres ainsi que par de futurs réalisateurs et quelques acteurs fétiches de Rouch. Restauré par les Archives du film du CNC, ce long métrage traitant d’un guerrier de légende, donnant aussi à voir des drames domestiques (cf. la révolte de la femme et la bagarre de deux gaillardes à propos d’une histoire d’eau) et des rituels sacrés (mono et panthéistes), est un régal pour les oreilles (cf. le chant du griot mixé à la voix poétique de l’auteur) comme pour les yeux.
Année franco-colombienne oblige, la Quinzaine a montré le premier long métrage de Natalia Santa, La Défense du dragon, qui n’est pas un film de karaté mais d’échecs, le titre faisant allusion à une variante de la tactique non pas napolitaine mais sicilienne de ce jeu. L’écrivaine passée au 7e Art est partie du travail photographique des époux consacré à certains lieux historiques ou hantés de Bogota, une ville défigurée par l’urbanisation à outrance et la surpopulation. Trois vieux amis, comme dans les romans sud-américains et les films italiens, sont réunis par leur monomanie. L’un est horloger et refuse le tic-tac en toc des montres chinoises qui tuent son art et son métier, homéopathe ayant du mal à se faire une clientèle est un joueur de poker invétéré. Le dernier, le protagoniste de ce récit sobre et sensible est addict aux 64 cases noires et blanches, au point de passer son existence à l’intérieur du club Lasker.
Il est rare que nous quittions la salle en milieu de projection. Cela est pourtant arrivé à la vision des premières séquences du Good Time des jumeaux Safdie, tant ce nanard indigne, selon nous, d’une sélection cannoise, surtout l’année du septentenaire de cette prestigieuse manifestation, était insupportable, bêta, mais sans humour, violent, mais sans objet, tonitruant et, qui plus est, mal joué.
Ce n’est pas le cas d’une autre série B, a priori mal engagée, découverte à la Quinzaine, Patti Cakes, bourrée de bons sentiments pouvant s’avérer tout aussi dissuasifs que les tabassages saignants sans distanciation du film primaire supra évoqué qui risque d’être primé (tout étant possible sur la Côte d’azur : souvenons-nous de la palme de Dheepan). Un rouquine rondouillarde de l’Amérique profonde vivant, encore à son âge, avec sa mère et sa grand-mère aspire à devenir une star rap… Au lieu de la catastrophe s’annonçant, le film devient non seulement une success story sur le modèle du conte de Perrault, Cendrillon, mais un agréable film musical grâce au talent des interprètes et des morceaux qui seront bientôt disponibles en téléchargement.
À propos de série, parlons de Twin Peaks, le retour. Pour payer les impôts, les uns (les comédiens ayant survécu à la série télé diffusée en 1990 par la chaîne ABC) et les autres (Mark Frost, Angelo Badalamenti et David Lynch) ont repris du service, non pas au bout du quart de siècle annoncé par l’épisode concluant la première mouture, mais après 27 ans de désespoirs d’adolescents aussi accrocs que les joueurs d’échecs. La situation n’est plus la même. Les téléspectateurs ont vieilli. Les feuilletons qui, dès l’époque foraine, ont fait la fortune du film de fiction, en particulier ceux, pré-surréalistes, inquiétants d’étrangeté, déjà d’essence policière et fantastique (cf. la saga des Fantômas et autres Vampires de Feuillade) avant l’audimat du petit écran (cf. Alfred Hitchcock Presents, The Avengers, The Prisoner), sont maintenant réservés aux abonnés de canaux à péages comme Canal + et Netflix. Les deux numéros projetés sont efficaces, hyperboliques par le traitement pictural de l’image et le volume sonore ponctuant toute surprise ou révélation. Les acteurs n’ont pas vieilli, grâce aux progrès des maquilleurs et des retoucheurs d’image de toute espèce. Dommage que la part novatrice de la réalisation soit, comme toujours, dans le cinéma dominant, réduite à la portion congrue des rêves, cauchemars, délires des héros ou aux sutures de la narration.
Et plus si affinités
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