1,6 million de spectateurs depuis sa sortie en salle à la mi-août 2021 : Bac Nord séduit le public… et fait polémique. Western simpliste et manichéen, pro flic, cité en exemple et instrumentalisé par l’extrême droite dans le cadre d’une campagne présidentielle toujours plus axée sur la question sécuritaire, le nouveau film de Cédric Jimenez déchaîne les passions. À tort ou à raison ? Nous avons visionné la chose, histoire de nous faire notre opinion. Bienvenue en absurdie policière.
Flics ou voyous ?
Bac Nord, c’est l’histoire d’une team de flics opérant dans les quartiers nord de Marseille. Greg, 20 ans de métier, Yass, bientôt père de famille, Antoine, le jeunot à peine sorti de l’école. Trois générations, trois potes, confrontés à toutes les facettes de la délinquance moderne, vol de scooter, trafic de clopes ou de came. La violence, ils connaissent, ils la côtoient au jour le jour, l’ont vu grossir au fil du temps. Impuissants par manque de moyens et de soutien de leur hiérarchie, soumis à la politique aveugle du résultat, contraints au borderline pour atteindre les objectifs.
Exemple : on leur demande de démanteler un réseau pour booster des statistiques jugées faiblardes, mais on ne leur accorde pas les 5 kilos de came exigés par leur indic pour filer l’info clé, celle qui permettra un flagrant délit bien net et recevable devant un juge. Alors, ils vont les rassembler tout seuls, ces 5 kilos, pour enfin faire tomber ce réseau, parce que c’est leur job, leur vocation. Ils y parviennent au terme d’une opération spectaculaire… qui va finalement les conduire en prison et leur coûter leur carrière. Flics ou voyous ?
L’« affaire de la bac nord »
Une fiction largement inspirée d’un scandale en date de 2012, la très médiatisée « affaire de la bac nord », dix-huit flics d’une même brigade d’intervention, prompts à franchir les limites de la légalité pour chopper les dealers et afficher des résultats mirifiques, d’ailleurs salués par leurs supérieurs ; accusés de corruption et d’enrichissement personnel, certains feront de la préventive. L’affaire se soldera lors du procès d’avril 2021 par des relaxes et des peines avec sursis, dixit, entre autres, un article très éclairant de France Inter que nous vous invitons à parcourir.
Ces flics, Jimenez les a rencontrés, ils ont même accompagné le tournage, apporté leurs indications, leurs réflexions. Un film à décharge pour justifier des méthodes que d’aucuns jugent répréhensibles, voire antirépublicaines ? Ou une mise au point nécessaire sur une fonction totalement en perte de repères ? Le personnage de Greg, interprété par un Gilles Lellouche sur la corde raide du burn-out, dit son écœurement sans tourner autour du pot : « Tu sais quoi, on sert plus à rien ». Il ajoute : « je comprends pas comment on en est arrivé là, en fait ». Et ça sent son vécu.
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Hiérarchie aveugle et management douteux
Obligations de résultats, quitte à flirter avec l’épuisement des effectifs, absence complète de moyens entraînant la mise en péril des équipes, hiérarchie aveugle aux méthodes de management plus que douteuses, instrumentalisation par des politiques en quête de votes mais qui ignorent tout de la réalité du terrain : on en doute ? À l’instant où nous écrivons ces lignes, Jimenez multiplie les déclarations dans la presse pour dénoncer la récupération de son film opérée par les candidats d’extrême droite, qui par là même, démontrent qu’ils ne valent guère mieux que les autres.
Le film de Jimenez n’a pas vocation à cracher sur des banlieues que le réalisateur connaît bien pour y avoir grandi, et qu’il aime profondément. Il donne par contre à voir l’enracinement du business de la drogue dans des cités abandonnées par l’État, transformées en forteresses par des dealers qui en tirent leurs subsides. À ce titre, la scène hallucinante du démantèlement de l’appartement nourrice restera dans les mémoires, comme un tour de force en matière de restitution de la tension, de l’adrénaline, du risque vécu. C’est un autre pan de l’histoire du crime marseillais qui apparaît ici, en prolongement des années 70, quand Marseille était le point de passage de la French Connection.
Une situation qui s’aggrave
Un sujet que Jimenez a également abordé dans La French, qui évoque l’action du juge Michel et son exécution par le Milieu marseillais. Il y a 50 ans donc, sans compter le siècle précédent, où mafia et politiques faisaient déjà bon ménage, dixit l’excellent documentaire Les Gangsters et la République. Un sujet toujours d’actualité, comme le confirme l’enquête Génération Kalach : la face cachée des cités menée par le journaliste Jérôme Pierrat qui s’est infiltré dans les cités phocéennes où les règlements de compte prolifèrent en mode Gomorra.
Là aussi une réalité mise à jour par Roberto Saviano dans Extra-Pure et Piranhas. Bref, Bac Nord, par son sujet, son réalisme, s’inscrit dans une longue série d’œuvres dénonçant une situation qui s’aggrave depuis des années. Ce qui est intéressant, c’est l’expression de la détresse, la perte de sens, la frustration exprimées par des personnages beaucoup moins testostéronés qu’on aimerait le croire. Car ces gars censés assurer notre sécurité à tous vivent en absurdie du matin au soir. Largués, abandonnés, ils ne peuvent que vriller.
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Frustration et colère
Vriller en cédant aux sirènes de la corruption (Olivier Marchal maintes fois a illustré la chose dans ses films, notamment avec Bronx), en tombant en dépression, en se suicidant… ou en éborgnant de l’opposant à longueur de manifs… Et là, ce sont les enquêtes de David Dufresne qui nous reviennent en mémoire, son roman Dernière sommation, son remarquable documentaire Un pays qui se tient sage, où le journaliste, spécialiste de la violence policière, dissèque un redoutable cocktail fait de frustration et de colère qui ne demandent qu’à se défouler à la moindre occasion.
A la limite de l’implosion face à des trafiquants armés jusqu’aux dents et prêts à tout, imaginons comment nos trois flics de la bac Nord réagiraient face à une charge de manifestants. Auraient-ils le recul, le discernement ? Peut-on encore en avoir quand on est pressuré, maltraité, vampirisé de cette façon ? Qu’il le veuille ou non, Jimenez a fait un film politique au sens premier du terme : « police » mêle les termes grecs « politeia », le régime politique, la citoyenneté, et, « polis », la cité-état. Il conviendrait qu’on s’en souvienne.
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Cette institution essentielle à la protection de tous les citoyens, ne peut se permettre d’être en déshérence. Or, c’est justement ce que Jimenez met en avant dans son film de manière magistrale : des flics en tel manque de reconnaissance qu’ils en viennent à déraper pour faire le travail qu’on leur impose. Qui alors est responsable ? Celui qui est contraint à agir avec les moyens du bord, aussi répréhensibles soient-ils ? Ou celui qui ordonne sans fournir les moyens nécessaires, quitte à pousser des représentants de l’État à la faute ? À ce niveau d’absurdité, il ne suffit plus de trembler ; c’est tout l’édifice qu’il faut remettre en question, car il est devenu totalement incohérent.