Parlons net : les amateurs de la trilogie Sissi portée par Romy Schneider dans les années 50 risquent d’avoir un coup au cœur en visionnant Corsage. C’est en effet une impératrice en mode libertaire que dépeint Marie Kreutzer dans cette approche qui dépasse le cadre du biopic pour réfléchir à la difficulté du processus d’émancipation.
Étrangère à sa propre famille
1877 : Elisabeth d’Autriche s’apprête à célébrer ses 40 ans. Un séisme psychique pour cette femme condamnée à la beauté silencieuse, toujours en représentation, enfermée dans une fonction d’apparat qu’elle déteste. Enfermée, emprisonnée, écrasée. Symbole de cette claustration, le corset et le corsage qui l’étouffent en continu, comme cette union qui ne repose plus sur rien, cette maternité dont on l’a privé. Un époux absent, des enfants qu’on lui a retirés, Elisabeth est étrangère dans sa propre famille.
Mais la voici prête se libérer de ses entraves, quitte à choquer. De séquence en séquence, nous la voyons s’extraire de ce carcan insupportable du protocole, s’éloigner de ses obligations pour redevenir elle-même. Écuyère accomplie, sportive exigeante, éprise d’Ailleurs, de poésie, elle s’échappe, suscitant l’incompréhension et l’ire d’un entourage incapable de la comprendre. Même son mari, l’empereur François-Joseph, ne cerne plus cette épouse qu’il aime pourtant encore éperdument, mais qu’il ne peut plus contrôler.
Une souffrance contagieuse
C’est cette perte de contrôle que filme Marie Kreutzer avec une réserve, une pudeur touchantes. Dans des décors épurés d’où le faste des palais baroques a totalement disparu, son Elisabeth évolue comme une ombre en devenir, un fantôme. La superbe impératrice progressivement, volontairement, s’efface, mais à sa manière et non comme l’exige l’étiquette. Troubles alimentaires, tentatives de suicide, drogue, la dérive est évidente, la souffrance mentale absolue, les instants de joie ineptes.
Cette frustration est contagieuse, tandis que les dames de compagnie se plient aux exigences de l’impératrice, s’affament pour être aussi minces et prendre sa place lors des manifestations publiques où elle ne veut plus paraître. Victime, Elisabeth s’avère à ses heures bourreau, manipulatrice, interdisant à sa camériste de se marier, négociant avec une jeune pour qu’elle devienne la maîtresse attitrée de cet époux qu’elle ne supporte plus. En mal de reconnaissance, elle séduit les hommes qui l’entourent, tire la langue à son médecin, quitte les dîners officiels en faisant un doigt d’honneur à l’assistance.
Un regard pertinent et intense
Un brin anar, indomptable pour sûr, cette Elisabeth est campée avec prestance par une Vicky Krieps vibrante, fébrile, sidérante. L’actrice, en un regard perçant, transmet des émotions d’une puissance presque effrayante : l’épuisement, la perte des repères, la rage, la détermination, le cynisme. Et puis, il y a cette curiosité, cette clairvoyance face à l’avenir, l’acceptation de la modernité en marche, la conscience que, de par sa fonction, l’héroïne est ancrée dans le passé, quand son esprit, son âme se tournent vers le futur. Un grand écart impossible à tenir sur le long terme : il faudra trancher.
C’est aussi cette prise de décision, affirmée acte après acte, que décrivent et la réalisatrice et son interprète, dans une complicité tout en nuances. C’est Vicky Krieps qui a suggéré ce sujet à Marie Kreutzer. Corsage est un enfant commun, un très bel enfant, juste, émouvant, qui évoque par certains côtés le film Spencer de Pablo Larrain. Le portrait de cette femme au mitan de sa vie parlera à toutes et tous ; il arrive à point nommé face à des productions plus douteuses comme la série L’Impératrice, pour remettre les pendules à l’heure, échapper à ce besoin navrant de spectaculaire made in Netflix et proposer un regard plus pertinent, plus intense.