Anne est vieille, grosse, malade, fanée … c’est la reine et elle ne sait pas gouverner. Emprisonnée dans le chagrin d’avoir vu ses 17 enfants mourir avant terme ou dans le plus jeune âge, elle attend la mort, rongée de goutte. Et elle n’aime pas ça. Alors elle se laisse dominer. Par sa dame d’atour Sarah Churchill duchesse de Malborough ; puis par Abigail Masham, qui va piquer la place de la favorite sans vergogne aucune.
Voici le pitch du film La Favorite de Yorgos Lanthimos. Nous évoquions il y a peu la rivalité entre Élisabeth Iere et Marie Stuart. La compétition qui oppose Sarah et Abigail est de la même eau : un duel brutal et sans pitié entre deux belles peaux de vache pour conquérir le cœur d’une souveraine faible, perdue et acariâtre, le tout dans une Cour où les coups bas et les trahisons sont monnaie courante, presque un mode de vie.
Avec brio, le réalisateur déploie ce récit aux allures picaresques, dont costumes et décors somptueux n’édulcorent en rien la grande cruauté, dans l’esprit des Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders de Daniel Defoe. Les temps sont durs, l’Angleterre de ce début de XVIIIeme siècle est socialement cloisonnée, les miséreux y pullulent dans des conditions de vie abominables, quant aux aristocrates, ils partagent leurs loisirs entre ragots, méchantes plaisanteries, guerres contre la France, manipulations politiques, séductions en tous genres et courses de canards. Le tout avec force gâteaux, fards, mouches et perruques grand siècle.
Ces dames ne sont pas en reste, tirant au fusil, montant à cheval, s’insultant, s’empoisonnant volontiers au propre comme au figuré, vomissant leurs tripes dans de beaux vases, viriles au possible dans leurs plaisirs charnels comme dans leur rapport au monde. Il va falloir à la jeune mais extrêmement ambitieuse Abigail plus d’un tour dans son sac qui n’en manque guère pour bouffer sa compétitrice, pourtant rompue à ce genre de manœuvre. Cela nous vaut des séquences savoureuses de fiel, drôles parfois, cyniques souvent, pathétiques au final, dans cette ambiance à la Greenaway, rehaussée par l’élégance des éclairages naturels à la bougie qui ont fait le succès de Barry Lyndon.
N’empêche, tout ce décorum n’empêchera pas la catastrophe ; le départ de la première favorite ne va pas se faire dans le calme, d’autant plus que la belle Sarah a pris en main la gestion du pays, défendant le parti des Tories tandis qu’Abigail devient la championne des Wigs. De quoi compliquer fortement la situation, alors qu’Anne dépérit, s’isole et souffre profondément dans l’indifférence de son entourage. Puis doucement redevient reine sans le vouloir, tandis que Sarah est écartée du jeu. Et le fait payer très cher à cette nouvelle amante qui n’a guère les épaules pour assumer. Autant dire que La Favorite est un film de femmes, mais des femmes de la trempe d’une Merteuil, c’est tout dire !
Ici le trio Olivia Colman / Rachel Weisz / Emma Stone fonctionne à merveille. Chacune plante son personnage avec une puissance rare. Dureté cynique chez Rachel Weisz, hypocrisie revendiquée chez Emma Stone, instabilité et souffrance chez Olivia Coleman … toutes passent des larmes les plus touchantes à la grossièreté la plus insupportable avec une aisance et une rapidité effrayante et un talent incontestable. Leurs métamorphoses à vue jouent pour beaucoup dans l’atmosphère irrespirable de violence qui fait l’ADN du film. La féminité auréolée de tendresse et de pudeur en prend un coup fatal, et l’audace révéle par ces trois héroïnes au comportement de pirate compense le caractère pour le moins féminin des messieurs poudrés dont elles croisent la route.
Et plus si affinités