Joker : un clown parmi tant d’autres …

« Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » est-il dit dans l’Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu. La première gifle, nous l’avons reçu en pleine poire au cœur de l’été avec Midsommar. Et nous n’imaginions pas la puissance de la seconde, qui nous cueille au seuil de l’automne, avec Joker.

Deux films, deux ovnis cinématographiques, deux discours aussi violents que magnifiques, solaires, aveuglants. Presque christiques malgré (ou par) la brutalité qu’ils portent. Couronné par un Lion d’or vénitien et une standing ovation rarissime pour une audience aussi élitiste, Joker prolonge le travail d’atomisation entamé par le film de Ari Aster. Plus de secte nordique ni de fleurs dans les cheveux, nous voici à Gotham City, à observer le douloureux et fascinant accouchement du Joker, né des cendres d’Arthur Fleck.

Malingre, bossu, secoué d’un rire maladif, Arthur, quand il ne s’occupe pas de sa mère en fin de vie, paie les traites en faisant le clown. Et rêve de devenir le nouveau comique à succès de la ville. Mais entre handicap, violence quotidienne, manque de fric et d’amour, Arthur n’est pas prêt de percer. Pire, à peine le générique d’intro achevé, il enchaîne les merdes, s’écroulant un peu plus à chaque séquence. Et tandis qu’il s’effondre, doucement mais sûrement, émerge le Joker, cet autre soi-même psychotique, et fier de l’être.

Qui va remettre les compteurs à zéro, faire le ménage, entrer enfin dans la lumière quand son esprit plonge dans les ténèbres de la folie et de la destruction. Violent, le film l’est, dans les actes, dans les cadrages, la lumière, l’interprétation. Si vous attendiez une bluette mignonne comme Marvel sait nous en pondre à grand renforts de FX, changez de salle. Car si Todd Phillips se saisit du grand ennemi de Batman, ce n’est pas pour suivre l’ambiance DC Comics. Au contraire. Il s’agit de démolir les codes. A la TNT.

Là où les studios nous abreuvent de super héros à la guimauve que cela en devient proprement insupportable de bons sentiments et de niaiserie, Phillips prend le chemin inverse, et escarpé, d’une plongée dans le réel. Son Joker est tout à fait crédible, vraisemblable, une hybridation de psychopathe, de serial killer, de fou furieux qui étouffe sa rage en bousillant les poubelles jusqu’au jour où, face à une enième vexation, il réagit. Et flingue. Et c’est l’illumination. Un passage à l’acte libérateur, une révélation.

A partir de là, Arthur ne s’arrêtera plus. Rien ne le pourra. Et Joaquin Phoenix, 25 kilos en moins, le regard intense à vous trouer l’âme, va porter cet anti-héros par delà les portes de la démence. Avec délectation. Car son plaisir est palpable, presque charnel, d’incarner pareille entité. Ce qui nous vaut un stand-up ou presque, puisque l’acteur occupe les trois-quarts des plans à lui tout seul, animant devant nos yeux écarquillés un croisement de Lenny Bruce et John Wayne Gacy qui fascine d’autant plus que sa chute et son ascension font écho à une explosion sociale d’envergure.

La bonne personne au bon moment … Un leader qui s’ignore … Qui tue pour se défendre, pour se venger, parce qu’il aime ça, pour faire le ménage et rétablir à son corps défendant l’équilibre entre riches et pauvres, dans ce système d’une inégalité épouvantable. Alors que des talk shows débiles n’en finissent plus de déverser des blagues sexistes ignobles sous une cataracte de rires factices, les puissants, politiques, médiatiques, qualifient la plèbe crevant de faim de « clown ».

Arthur est un clown parmi tant d’autres, qui se fait taper dessus dans la rue, qui perd son job, qui a été abusé dans son enfance, à qui on stoppe son traitement pharmaceutique car la municipalité a fermé le robinet des subventions, qui aurait désespérément besoin qu’on l’écoute, juste ça … un peu de reconnaissance … cela aurait peut-être suffi pour éviter qu’il bascule. Et c’est là le plus dérangeant dans ce récit. Gotham mise en coupe réglée par des dominants qui veulent toujours plus de fric, se sentent les maîtres absolus, crachent leur mépris sur les plus nécessiteux, démultiplient la précarité qu’ils critiquent …

Difficile de ne pas respirer dans tout ça un peu beaucoup de notre actualité. Et de nous demander combien de Joker sont en gestation, dans l’anonymat de nos métropoles … C’est là la grande force de ce film remarquable à tous points de vue que de nous amener à nous identifier. Nous portons tous un peu de ce personnage, juste avant qu’il dévisse. Et nous, allons-nous dévisser ? Quand ? Que faudra-t-il pour que nous aussi, nous révélions le clown qui sommeille peut-être en nous ? Et y trouverons-nous autant d’exultation que ce criminel dont nous avons appris de BD en film à haïr les traits, ignorant à quel point nous pourrions un jour lui ressembler ?

Et plus si affinités

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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