Il y a deux cents ans, Flaubert voyait le jour. Bicentenaire oblige, les célébrations s’enclenchent, au gré des aléas pandémiques. Des célébrations que l’écrivain n’aurait pas forcément appréciées, en grand discret qu’il était. Et méfiant par ailleurs d’ébats sociaux dont il aimait souligner le grotesque. Pour s’en convaincre, la lecture de Madame Bovary, monument réaliste doublé d’un regard à la fois ironique et désabusé sur la bourgeoisie provinciale du XIXeme siècle. D’aucuns liront ou reliront ce roman absolument incroyable de justesse. Et se tourneront vers ses diverses adaptations cinématographiques, dont une des plus réussies demeure celle de Chabrol.
Une anti-héroïne rongée d’ennui
Une adaptation qui en a séduit certains, en a fâché plusieurs ; à la sortie du film en 1991, les critiques se contredisent, opposant l’évidence de la rencontre Flaubert/Chabrol, ces deux observateurs qui aiment tant disséquer les travers d’une société cruelle et hypocrite, et l’impossibilité de traduire en images l’univers et l’écriture du Maître, ce qui freine l’élan d’un Chabrol pourtant féru dans l’art de dénoncer duplicités et fourberies humaines, en témoignent Le Boucher, La Fleur du mal, Violette Nozière, Poulet au vinaigre, Masques … Pourtant, avec Madame Bovary, le réalisateur a son comptant de simagrées à décortiquer.
Et il parvient à proposer une lecture équilibrée, qui respecte l’esprit du roman tout en lui permettant d’aborder ses thématiques fétiches. Devant la caméra de Chabrol, la vie d’Emma Bovary apparaît pour ce qu’elle est aux yeux de Flaubert : une longue succession de désillusions, toutes plus amères les unes que les autres. Le mariage, la vie de couple, la maternité, le statut social, l’amant de cœur … rien ne comble les appétits de cette anti-héroïne rongée d’ennui, irrécupérable naïve biberonnée aux romans de Walter Scott. Une petite bourgeoise sans saveur, éternelle insatisfaite qui se détache presque immédiatement de ce qu’elle a désiré une fois qu’elle l’a obtenu.
Tout rater, même son suicide
Isabelle Huppert excelle dans ce rôle particulièrement délicat, qui ne peut se résumer ni à un vide existentiel ni à une névrose. Emma Bovary est à la fois bien plus et pas tant. Chacun son Emma au final, et Isabelle Huppert incarne avec intelligence ce personnage complexe dans ses élans comme dans ses déprimes. Face à elle, Jean-François Balmer se glisse dans l’existence sans relief d’un Charles Bovary dont la seule raison d’exister est cette femme qu’il adule aveuglément, à qui il cède tout, à qui il pardonne tout, même la ruine complète. Et c’est là l’ironie de la chose que l’amour total de ce médiocre, sans éducation, relief ou ambition.
Finalement, l’amour vrai, absolu, dont rêve Emma, elle l’a sous les yeux, au quotidien, mais elle n’est pas outillée pour s’en saisir, s’enferrant dans le piètre piège tendu par Rodolphe le séducteur. Une erreur de plus, qu’elle alimente de ses fantasmes romantiques. Fantasmes qui vont percuter la réalité de la pire des façons. Emma rate tout, même son suicide. La caméra de Chabrol détaille avec autant de précision chirurgicale que le livre cette agonie douloureuse et sale. Un martyre qui n’a rien de grandiose, mais c’est peut-être là la grandeur du personnage que de nous rappeler la vérité de la souffrance humaine.
Le film entier interroge : pourquoi ?
Des détails, le film en regorge : la broderie d’une robe, le motif d’une assiette, une attitude, un regard … la musique aussi participe de cette atmosphère très particulière, dont on n’arrive jamais à déterminer si elle est joyeuse et innocente ou chargée de menaces. Idem pour la voix off, qui ponctue le film d’extraits du roman lus par François Perrier : narrateur omniscient qui se glisse dans l’âme de Madame Bovary pour souligner ses failles, ses langueurs, la profonde difficulté qu’elle a à trouver sa place dans ce monde. Et puis il y a la Normandie, ses bocages, ses maisons, Rouen … Chabrol donne aussi à voir ce décor indissociable du destin d’Emma, dans des paysages superbes qui contredisent la solitude du personnage.
Le film entier interroge : pourquoi ? Chaque image, chaque plan, chaque regard … pourquoi ? Pourquoi Emma Bovary s’autodétruit-elle à petit feu ? Qu’est-ce qui coince chez elle ? Serait-elle plus épanouie en étant née riche, noble, mondaine ? Aurait-elle agi autrement si elle ne s’était farci la cervelle de lectures romantiques de bas étage ? Chabrol, comme Flaubert ne juge jamais cette femme, ni ceux qui l’entourent. Le romancier comme le cinéaste montrent. Le premier, bourreau de travail d’une précision maniaque, oriente le regard du second, qui met en exergue les passages les plus parlants de cette navrante histoire narrée comme une épopée, sans oublier le verbe magnifique qui la cisèle.
Et plus si affinités
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