Tout dernièrement, on a reproché à un certain président de s’être esquivé devant les manifestants qui envahissaient le théâtre où il profitait d’un spectacle en mode incognito. Opposants et éditorialistes y virent une véritable « fuite de Varennes », faisant ainsi allusion à la tentative avortée de Louis XVI et de la famille royale de passer à l’étranger pour ensuite reconquérir le trône de France et réinstaurer la monarchie absolue mise à mal par la Révolution. Spectaculaire analogie un tantinet exagérée mais lourde de signification … encore faut-il mesurer ce que l’escapade de Capet et compagnie a véritablement représenté pour ses contemporains. Ce que le film La Nuit de Varennes d’Ettore Scola s’emploie à faire avec une sagacité rare.
Un voyage en berline
Daté de 1982, ce récit emprunte les codes du conte picaresque pour narrer les rebondissements d’un voyage en berline. Dans l’habitacle, incommodés par la poussière des routes, secoués par les cahots du chemin, une belle comtesse, son coiffeur et sa bonne ainsi que leurs mystérieux paquets, une riche veuve, vigneronne de son état, une cantatrice sur le retour, un magistrat, un financier, un étudiant … bref un parfait échantillonnage de la société française prise dans la tourmente, qui va échanger, en huis-clos ou presque, sous l’œil attentif du pamphlétaire Thomas Paine, de l’auteur sulfureux Rétif de la Bretonne et d’un Giacomo Casanova vieillissant.
Tout ce petit monde se dirige vers Metz ; nous sommes en juin 1791, et cet équipage est précédé d’une autre voiture qui tente de rallier Montmédy et le marquis de Bouillé. A son bord le roi, la reine, le dauphin, sa sœur, la sœur du roi … qui ont quitté les Tuileries à la cloche de bois, où ils résidaient plus ou moins de force depuis leur départ de Versailles sous la pression d’une foule hostile. Cela, les voyageurs qui se rendent à Metz ne le savent pas, excepté Rétif qui, en fin connaisseur des mystères parisiens, a senti le coup tordu ; tous vont l’apprendre au fur et à mesure des étapes en relais de poste, des rencontres fortuites, des explications de messagers et d’aubergistes paniqués par la nouvelle …
Une nouvelle explosive
Car cette dernière est explosive : le roi a-t-il été enlevé par les ennemis de la Révolution ? A-t-il fui volontairement ? Pour quelle raison ? Est-il encore fiable ? Respectable ? Est-ce encore un monarque … ou juste un traître ? Et les visages de la populace de se fermer toujours un peu plus d’arrêt en arrêt … jusqu’à celui de Varennes, où tous enfin se retrouvent … et comprennent que c’est la fin. D’un régime politique, d’un mode de vie, d’un monde. Or c’est le propos d’Ettore Scola que de mettre en lumière ce basculement, doublé d’une prise de conscience brutale et sans pitié. En prenant la route, nos personnages croisent une France populaire dont ils ignorent tout ou presque, paysans, artisans, ouvriers … ils en découvrent la colère, une haine entretenue par des siècles d’exploitation, de mépris et de frustrations.
La fuite à Varennes constitue l’affront de trop, une indignité intolérable qui met fin à un XVIIIeme siècle aux Lumières déjà bien ternies, qui s’apprête à enfanter son successeur, la révolution industrielle qu’il portera avec son nouveau lot d’injustices et de révolutions. Car tandis que l’aristocratie, incarnée par cette magnifique comtesse complètement déconnectée des réalités, comprend qu’elle n’en a plus pour très longtemps, la bourgeoisie , par la figure du magistrat et du financier, s’impose comme la classe dirigeante à venir qui régnera par la possession et le contrôle des outils de production, avec l’enrichissement comme seule finalité.
Un nouvel ordre ?
Pour assister à la naissance de ce nouvel ordre qui va tout changer … et finalement fonctionner de la même façon que le précédent, Casanova et Rétif, libertins de mœurs et d’esprit, purs produits d’un art de vivre et de penser, qui n’ont soudainement plus de place dans ce chaos. C’est sur eux, la subtilité intellectuelle qu’ils incarnent que Scola se focalise, ne montrant le roi et ses proches qu’au travers d’illustrations, par un costume d’apparat, un gros plan sur des jambes, le bas d’une robe … u démembrement de l’être qui annonce leur fin, tandis qu’ils se sont eux-mêmes exclus du devant de la scène pour devenir … des anecdotes ?
Ironie du sort, ce film remarquable par son approche du fait, d’une actualité notable dans sa narration, audacieux par sa logique, poétique et inconvenant, est lui même représentatif d’une manière de filmer révolue. Aujourd’hui, qui oserait financer cette histoire haute en couleurs, grivoise et grave à la fois, qui donne à voir la révolution française d’une façon inédite et intelligente ainsi que l’esprit d’une époque défaillante ? Avec à la clé un casting international proprement anthologique où Marcello Mastroianni, Jean-Louis Barrault, Jean-Claude Brialy donnent la réplique à Harvey Keitel, Hanna Schygulla, Andréa Ferreol, Daniel Gélin, jean-Louis Trintignant, Dora Doll, Pierre Malet ?
Autant d’excellentes raison de voir ce chef d’œuvre, de prendre une leçon de mise en scène et d’apprécier la profonde humanité d’un propos qui jamais ne juge mais tente de restituer les ressentis de chacun.
Et plus si affinités