4 février 2004 : quelque part dans une chambre d’étudiant de l’université de Harvard, un certain Mark Zuckerberg lance un site intitulé « The Facebook ». Vingt ans plus tard, l’étudiant a quarante ans, c’est l’un des pontes de la Silicon Valley, milliardaire de surcroît, et 16ᵉ fortune mondiale. Facebook affiche deux milliards d’abonnés, sans compter ceux d’Instagram et de WhatsApp, c’est devenu un véritable géant, le F incontournable et triomphant de l’acronyme GAFAM, et le point de départ d’une véritable révolution technologique, économique et culture : celle des réseaux sociaux. Une révolution qui possède sa part de cauchemar. Mais au début de cette incroyable aventure, qui s’en doutait ? Un film avait pourtant cerné le double visage de cette création monstrueuse : The Social Network.
Une aventure insensée
Sorti en 2010, soit six ans après la création de Facebook, The Social Network revient sur cette aventure insensée, faite de génie et d’instinct, d’audace et d’effronterie, mais aussi de nombreux coups bas et trahisons. Aux commandes, David Fincher, réalisateur adulé de Fight Club, Seven, Gone Girl entre autres faits d’armes cinématographiques. Il adapte ici The Accidental Billionaires: The Founding Of Facebook, A Tale of Sex, Money, Genius, and Betrayalde Ben Mezrich (La Revanche d’un solitaire : la Véritable Histoire du fondateur de Facebook en français dans le texte).
Quel rapport avec les héros un brin désaxés que Fincher affectionne habituellement ? A priori rien, en fait tout, et cela devrait déjà nous faire franchement flipper, ne serait que l’évocation du concept initial du « livre des visages », créé un soir de cuite post-largage par une petite amie excédée de parler à un mur, « livre des visages » qui visait à la base et en mode vengeance d’ado frustré à noter les plus belles gonzesses du campus (partant les plus baisables). Repositionner la gestation express de thefacebook.com dans le contexte des chambrées étudiantes où les propos et les comportements sexistes sont légion, c’est déjà faire mal.
Images sombres et coups fourrés
Sur un rythme infernal, les images sombres vont s’enchaîner pour faire passer Zuckerberg de l’ombre la plus désagréable à une lumière blafarde. Rien que l’esthétique du film est une revendication en soi. Même le soleil éclatant de la Californie prend des teintes pâles et maladives dans cette atmosphère oppressante où des geeks en tongs surdoués et sans empathie excepté pour leurs lignes de code accouchent d’un avenir technologique, jouant sans pitié avec nos neurones et nos plus bas instincts.
Alternant passé/présent, Fincher fait dialoguer les temps forts de cette création avant-gardiste et les épisodes de négociations féroces entre avocats. Car au fil de son évolution vers les hautes sphères du panthéon des nouvelles technologies, Zuckerberg va multiplier les coups fourrés, volant les idées des uns (même s’il s’en défend), évinçant les autres après leur avoir piqué leur fric pour financer ce bébé dont il défend jalousement et la paternité et la croissance.
Une métamorphose en profondeur
À chaque accusation, ce sociopathe en puissance trouve un argument, une parade. Il n’y a qu’à voir la manière dont il évince les jumeaux Winkelvoss qui, pensant l’engager comme simple développeur, lui apportent de fait la logique facebookienne sur un plateau. Et Zuckerberg de s’en emparer sans plus de scrupule que ça. Idem avec le fric de son pote et associé Eduardo Saverin, qui va progressivement se faire virer du projet tandis que Zuckerberg fait entrer d’autres partenaires, Sean Parker et Peter Thiel notamment.
Savamment, Fincher reconstitue tout un écosystème en émergence, alterne les séquences relatant l’enthousiasme frénétique de la créativité des débuts et les affrontements juridico-économiques sans pitié qui parsèment le développement de ce réseau social participant du détricotage des échanges humains. Histoire de mettre en évidence les dérives qui accompagnent presque naturellement cette métamorphose en profondeur en particulier, toute révolution de ce type en général.
Un héros balzacien
Révolution qui, comme toute omelette qui se respecte, ne peut s’accomplir sans casser d’œufs. Problème : les œufs, ici, c’est nous tous. Tandis qu’il balance un grand coup de latte dans la fourmilière des puissants que sont les « gentlemen de Harvard », le héros quasi balzacien, intégralement libertarien, qu’est Zuckerberg défriche le terrain pour une nouvelle génération d’entrepreneurs qui vont le prendre en exemple, le portant ainsi aux nues. En 2024, son parcours fait figure de référence absolue. Pourtant, dès 2010, Fincher, un brin visionnaire, s’emploie à nous rappeler qu’on n’atteint pas ce statut sans dommages collatéraux importants.
De scène en scène, le caractère hautement ambivalent du personnage et de sa créature saute aux yeux, démontant par la même occasion le mythe de l’american dream et de la success story qui l’accompagne. Pour souligner ce trait, un panel talentueux et investi de jeunes acteurs révélés par le film (Jesse Eisenberg, Andrew Garfield, Justin Timberlake, Dakota Johnson, Rooney Mara… bref un casting qui va confirmer sa qualité par la suite, il suffit de suivre la carrière de chacun des comédiens) et le binôme Trent Reznor/Atticus Ross qui signe une B.O. taillée sur mesure pour ce récit prenant.
Tragédie moderne, thriller technologique, intrigue sociale, success story extrême, The Social network, avec beaucoup d’ironie, en racontant la geste facebookienne, révèle avec pertinence une part d’ombre qui ira grandissant. Aujourd’hui, Facebook est partout, et l’on ne sait trop ce qui se passe dans le secret de ses algorithmes. Détournement des données, censure cachée, manipulation des consciences… On s’en étonne à chaque scandale mis à jour, pourtant la chose était actée dès le début. Et le film de Fincher le souligne sans fard.