The Menu: Nous n’avions pas vibré ainsi devant un film depuis le visionnage particulièrement éprouvant de Midsommar, c’est tout dire ! Nous sommes ressortis du film de Mark Milod émotionnellement essorés, ravis de tant de cynisme et convaincus du caractère exceptionnel de ce petit bijou appelé, espérons-le, à devenir culte.
Un menu de folie
Le pitch est simple : douze personnes se retrouvent un soir sur une île où se trouve le restaurant haut de gamme Hawthorn, un temple de la gastronomie. Objectif : savourer un repas spécial préparé par le chef multi-étoilé Julian Slowik. Décor sobre et raffiné, ambiance intimiste, dans une cuisine aussi impeccable qu’ouverte, la brigade s’active pour préparer ces mets uniques au monde, dans la salle, les clients s’installent, une critique célèbre et redoutée et son éditeur, un acteur sur le déclin avec son son assistante, trois jeunes loups de la tech, un vieux couple, la mère de Slowik, un influenceur food accompagné de Margot.
Margot qui n’a rien à faire là, qui n’y connaît rien à la grande cuisine, qui n’a pas les moyens de payer les 1250 dollars que coûte un menu orchestré par ce génie de la cuisine et son équipe tel un véritable chef-d’œuvre, le sommet d’une expérience-client réussie car exceptionnelle. Comme l’explique le compagnon de Margot avant d’embarquer vers cette île isolée et cet établissement aux allures de bunker, « Tonight will be madness ». «Ce soir, ça va être de la folie». Il n’a pas idée à quel point. Car Slowik et sa très fidèle brigade, cette famille obéissante et dévouée qui agit avec l’efficacité d’un commando suicide ou d’une secte, ont décidé de faire le ménage une bonne fois pour toutes.
Un menu comme une tragédie
Cela va être aussi sanglant que spectaculaire. Pas seulement un règlement de comptes entre personnes, mais une mise au point avec un monde pourri par l’argent et les apparences, où le fric roi et la célébrité factice corrompent tout, y compris et surtout la curiosité et l’élégance, la quête de l’artiste obsédé par le Vrai et le Beau. Devant la disparition de ces valeurs cardinales qui ont défini son vécu et sa carrière, Slowik a choisi de tirer sa révérence, en beauté. D’où ce menu pensé comme une tragédie, un sacrifice. À chaque étape du rituel purificateur, un plat, une révélation et une montée dans l’horreur et la prise de conscience. Et la tentative désespérée de chaque personnage d’échapper au sort funeste qui l’attend.
Un «whodunnit» dans les règles de l’art ? Une « comédie horrifique » ? Une satire sociale ? Le film mêle les genres pour accoucher d’un récit absurde à la Beckett, un ultime geste de révolte face à la bêtise et la vacuité moderne. Par la magie noire des réseaux sociaux, tout le monde désormais s’improvise expert et juge, pourtant ceux qui peuvent se payer ce luxe insensé sont absolument dépourvus des capacités pour en apprécier la rareté, la beauté, la sincérité. Le message est d’autant plus fort que l’expérience sent le vécu : à l’origine de ce scénario, l’expérience de Will Tracy, l’un des deux auteurs, qui a dîné dans un restaurant norvégien très huppé installé sur une île. Claustrophobie et imagination ont fait le reste : «et si quelque chose tournait mal ?»
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Un menu naturaliste et juste
Avec son complice Seth Reiss, ils ont accouché de cette fable atroce mais si juste, dont le déroulé est pourtant naturaliste, appuyé par un décorticage pointu de l’émission Chef’s Table, une observation acérée des gestes et des comportements en cuisine, des décors de grands établissements. La cheffe étoilée Dominique Crenn a apporté sa contribution en élaborant ce menu vengeur, en conseillant Ralph Fiennes pour ajuster son interprétation, ce qui nous vaut une prestation saisissante, entre psychose, résolution, colère, quiétude, exaltation. Un cocktail d’autant plus malsain que dans le fond, le personnage de Slowik n’est pas si dément que cela. Son analyse est même assez juste.
Il suffit d’observer ceux qu’il accueille, incarnés avec autant de suffisance que de justesse par Nicholas Hoult, John Leguizamo, Janet Mcteer, Aimée Carrero, Reed Birney, Arturo Castro, Rob Yang, Paul Adelstein, Judith Light… Et puis, il y a la très froide, très distancée Anya Taylor-Jopy dans le rôle de Margot, la seule à avoir encore un peu le sens des réalités et les pieds sur terre, la seule à faire face, bien décidée à ne pas payer pour des fautes qu’elle n’a pas commises. Le tout crée une atmosphère létale, quelque chose digne de Midsommar, Funny Games, The Square, The House That Jack Built. D’autant plus terrifiant que nous pourrions tous nous reconnaître dans ce récit, dans ces personnages parvenus, dans ces compromissions, ces faux-semblants.