Macbeth: LA pièce maudite par excellence, à tel point que ceux qui l’interprètent n’osent en prononcer le titre, censé porter malheur. A rebours de ces superstitions fermement enracinées dans l’univers du théâtre (on ne compte plus les récits de catastrophes plus ou moins graves survenues pendant les représentations de cette œuvre réputée maléfique), le réalisateur Joel Coen, oeuvrant ici en solo sans son frère Ethan, s’empare du texte de Shakespeare, en exacerbe le caractère funèbre. Sa version s’intitule La tragédie de Macbeth, car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, au sens premier du terme : un événement terrible, une issue fatale, des personnages avides de pouvoir au point de tuer leurs semblables, de transgresser tous les tabous, qui pensent forger leur destin alors que peut-être ils le subissent. Et cela nous vaut un film sublime, surprenant et sans concession.
Pourquoi Macbeth commet-il l’irréparable ?
La tragédie de Macbeth : ce titre n’est en rien un caprice de metteur en scène mais un retour aux sources puisque ces mots ornent la publication initiale de la pièce en 1623, 12 ans environ après sa première représentation sur la scène du Théâtre du Globe. Une pièce courte, fulgurante, qui raconte comment Macbeth, seigneur écossais fidèle entre tous, va tuer son roi, voler sa couronne, accumuler meurtres et massacres afin de conserver cette conquête qui lui a coûté son âme, son repos éternel. La question cruciale de cette histoire est : pourquoi ? Baron déjà bien doté de terres, d’un titre, respecté, qui a toujours défendu le trône, par ailleurs ami loyal et mari fidèle, pourquoi Macbeth commet-il l’irréparable ? Pourquoi se transforme-t-il en un monstre avide de sang, assassinant un souverain qui l’a récompensé maintes fois (la pire des fautes que le régicide, qui détruit la personne sacrée d’un monarque touché par la grâce divine) ?
Est-ce à cause de ces mystérieuses sorcières apparues sur sa route pour lui prédire sa destinée, ou l’influencer, qui sait ? Est-ce son épouse, Lady Macbeth, qui le pousse au crime, s’abandonnant avec délices aux ténèbres avant de sombrer dans la folie ? Macbeth pourrait dire non, il le fait du reste, avant de plier devant le mépris de son épouse. A-t-il seulement une ambition politique, un programme, la volonté de transformer son pays ? Non, rien, juste l’obsession grandissante de saisir la couronne, de la ceindre. Il y laissera son couple, sa vie, sa réputation, sa probité, son salut, n’apportant à l’Écosse que le chaos, souligné par un enchaînement de manifestations contre-nature signifiant la colère des cieux… ou la toute puissance du Mal à l’œuvre. Shakespeare n’apporte aucune réponse, multipliant les angles de lecture, les pistes, qui varient selon les spectateurs et les metteurs en scène.
Les Macbeth, bras armés d’une puissance létale
Pour Joel Coen, le moteur du couple Macbeth, c’est l’âge. Matures, sans enfant, ces époux, très attachés l’un à l’autre, sentent l’urgence du temps qui passe sans rien apporter à leur gloire. L’idée de prendre du galon n’est pas nouvelle pour eux, on comprend que c’est un sujet central dans leur vie intime, un but commun, qui s’est doucement glissé dans un berceau vide pour prendre la place de l’enfant absent. L’occasion fait le larron, dit-on : le traître Cawdor qui s’est allié avec les ennemis du roi Duncan est à peine châtié que Macbeth, qui a récupéré son titre en récompense de ses services, passe à l’action, terminant le travail de sape entrepris par le défunt rebelle. Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume d’Écosse sur lequel une force destructrice s’acharne. Et les Macbeth, affamés de reconnaissance et d’élévation, deviennent le bras armé de cette puissance létale qui officie dans l’ombre à la destinée des nations.
Leur violence est décuplée à l’idée qu’un autre bénéficiera des fruits de leur crime. Ce patrimoine si chèrement acquis, ils ne pourront le transmettre à aucune descendance, et cela leur est insupportable. Ils en deviennent complètement fous, éradiquant sans aucune pitié leurs potentiels rivaux ainsi que leurs enfants. Leur brutalité n’est pas si surprenante : c’est une véritable obsession pour les contemporains de Shakespeare que cette passation aux générations futures, qu’on retrouve dans tout le théâtre élisabéthain. Cette inquiétude s’est cristallisée sur la délicate problématique du devenir du trône britannique : considérée un temps comme la bâtarde d’Henry VIII qui fit décapiter sa mère Anne Boleyn, Elisabeth Iere est demeurée farouchement célibataire ; surnommée la Reine Vierge, elle n’a pas eu de descendant. Quand Shakespeare écrit cette pièce, Jacques VI d’Écosse vient de coiffer la couronne britannique pour lui succéder, mettant ainsi un terme à cinquante ans d’un règne considéré comme un âge d’or après des années de guerres intestines et de conflits religieux. L’arrivée de ce nouveau roi, fils de Mary Stuart, la grande rivale d’Elisabeth, va-t-elle réveiller les passions et replonger l’Angleterre dans le chaos ?
Une présence hitchcockienne
La tragédie de Macbeth exrpime cette angoisse qui sommeille au cœur du peuple anglais. «Le sang attire le sang» : la remarque de Macbeth ne peut que faire frémir les spectateurs qui découvrent la pièce et se souviennent de l’état de crise permanent du royaume face aux menaces d’invasion, d’attentats. La plupart des metteurs en scène s’en saisissent encore et toujours pour multiplier les effets « gore », teinter leur vision d’hémoglobine. Joel Coen, lui, privilégie comme fil directeur de son récit le corbeau, oiseau psychopompe par excellence, maléfique présence qui surplombe les hommes, les terrifie quand il ne les poursuit pas de sa colère. Une présence hitchcockienne dans un univers en noir et blanc, segmenté par un décor labyrinthique sculpté de lumières et d’ombres, qui évoque le cinéma expressionniste allemand et les polars américains des années 40, tout en rendant hommage aux films d’Orson Welles et de Kurosawa.
Épure de l’environnement, minimalisme des costumes, texte allégé de certains passages, scènes de bataille édulcorées, Coen laisse place au verbe, à la poésie tranchante d’un Shakespeare incantatoire. Denzel Washington et Frances McDormand chuchotent ces paroles empoisonnées dont ils s’enivrent jusqu’à l’autodestruction, tandis que leurs ombres s’étirent dans des couloirs sans fin, des chemins sans issue. De temps à autre, un gros plan d’une pureté incroyable saisit la douceur ou la dureté d’un regard, des traits qui se crispent, un sourire qui s’ébauche pour devenir un rictus, une main qui arrache des cheveux. On dirait des clichés de Harcourt qui s’animent ou se figent afin de fixer pour l’éternité les images d’un cauchemar éveillé. Quant aux apparitions des sorcières (sidérante Kathryn Hunter dont la voix éraillée nous vrille les tympans pour mieux nous terroriser et nous captiver), elles semblent échappées des tableaux désespérés de Odd Nerdrum, du terrible 7eme Sceau d’Ingmar Bergman.
Le véritable pourvoyeur du destin
Le travail accompli par Bruno Delbonnel en charge de la photographie est à ce titre absolument splendide, par la maîtrise du clair obscur, des jeux de contrastes. Regard trompé, perdu, son déformé, amplifié ou amoindri : les sens sont complètement perturbés par un Joel Coen qui estompe les lignes de fuite, alterne plans d’une précision chirurgicale et brume aveuglante pour nous plonger dans le chaotique cheminement intérieur de personnages confrontés aux conséquences de leurs actes mais qui en acceptent le prix. Tous suivent leur route, tracée nettement dans ces limbes par une force qui les dépasse. C’est toute la subtilité du réalisateur que de jouer sur cette présence surnaturelle dont on n’arrive jamais à déterminer si elle est démoniaque… ou neutre. Là aussi, la réflexion est pertinente car novatrice : pas de sang, une sorcière asexuée à la voix caverneuse qui se démultiplie à la surface des eaux, des ombres mouvantes au moment où Lady Macbeth s’offre aux puissances du Mal, une silhouette fugace plutôt que le fantôme sanglant de Banquo, Hécate éradiquée de cette version…
Les manifestations paranormales sont restreintes, tandis qu’un personnage initialement secondaire en fusionne la présence. Ross, serviteur sans relief, messager discret, observateur plus qu’acteur, devient ici le véritable pourvoyeur du destin, peut-être même son initiateur, celui qui en déroule le fil, en surveille l’avancée. L’illustration parfaite de ce vers célèbre : “Il n’y a pas d’art pour découvrir sur le visage les dispositions de l’âme.” Dans ce théâtre des apparences où tous cachent leurs pensées, leurs désirs, leurs peurs, Ross est le plus habile, indétectable, insoupçonnable. Lisse, souriant, avenant même, Alex Hassel donne une épaisseur impressionnanet, une aura malsaine à cette énigmatique figure qui tient à la fois du villain élisabéthain, du coryphée grec et du deus ex machina. Espion ? Démon ? Ange ? Ainsi envisagé, l’insipide Ross trace un lien fort avec la tragédie grecque, le fatum qui frappe Oedipe, les Atrides. La surprise est totale, l’effet cathartique décuplé, tandis qu’il agit en sous-main pour assurer l’application sans faille du programme dressé dés le premier acte par les sorcières, et s’amuser de la vanité de la condition humaine.
Résumons : La tragédie de Macbeth version Joel Coen en a déçu certains, séduit d’autres. Pour sûr, les amateurs de grandes batailles, de spectres sanglants et de tueries de masse en seront pour leurs frais. Les adeptes d’un cinéma épuré et visionnaire, d’une poésie percutante devraient au contraire adorer. Parfaitement interprété, le texte de Shakespeare trouve ici un nouvel écho, intimiste et hypnotique, palpitant et oppressant, qui casse avec la litanie de super-héros bouffis de bons sentiments que les studios nous servent à la pelle pour amuser un public en quête de divertissement facile. Coen nage à contre-courant en revenant aux sources d’un cinéma travaillé, précis, précieux, esthétique et exigeant, porteur d’un message à décrypter, à méditer : un art complet et transversal, dérangeant, mystique et sans pitié.
Et plus si affinités
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