17 janvier 2022 : le film Spencer débarque en fanfare sur Amazon Prime Video, assorti d’une couverture médiatique à la hauteur du sujet choisi par le réalisateur Pablo Larrain: la princesse Diana, égérie légendaire qui n’en finit plus de fasciner les foules. Nous avions déjà visionné Diana sorti en 2013 pour raconter l’histoire d’amour de Lady Di avec un chirurgien pakistanais. Aussi, l’approche de Larrain nous interpellait. Force est de constater que cette lecture du destin princier n’a que peu à voir avec le biopic signé Oliver Hirschbiegel. En revanche, il fait écho à un autre film tourné en 2006 : The Queen de Stephen Frears. Regarder les deux longs métrages à la suite est particulièrement intéressant, car ils offrent deux portraits saisissants de femmes en crise. Explications.
Spencer: portrait d’une femme en souffrance profonde
Spencerdonc : en titrant ainsi son film, Pablo Larrain éclaire son propos. Durant deux heures presque insoutenables, il évoque les trois jours passés par Diana avec la famille royale à Sandrigham House pour les fêtes de Noël. Trois jours cruciaux fin 1991, où la princesse frôle la folie et le suicide, entre crises d’anorexie, hallucinations, paranoïa galopante… Trois jours qu’elle vit comme un supplice, et qui aboutiront à la rupture définitive de son couple, vécue comme une fuite libératrice, la reconquête d’une autonomie symbolisée par ce nom, «Spencer », nom de jeune fille de Diana qui le brandit comme un retour aux sources de l’enfance, de l’innocence, de ce qu’elle était avant d’être broyée par la machine monarchique, avec ses règles absurdes, son ancrage dans le passé, son obsession des apparences, sa rigidité émotionnelle, ses mensonges en série.
Un moment clé donc dans la vie de « la princesse des cœurs », que Larrain raconte non comme un biopic, mais comme une fable qui a tout du cauchemar pour cette héroïne littéralement enfermée dans un palais où le froid règne, où tous se plient à des traditions ineptes, où même l’ordre des vêtements est déterminé à l’avance. Dans cette mécanique datant du XIXᵉ siècle, Diana joue les trublions. Tous, depuis son mari Charles jusqu’au chef cuisinier en passant par ses fils, ses femmes de chambre, la surveillent comme du lait sur le feu, avec bien des difficultés, car elle est totalement imprévisible et prête à exploser comme une grenade dégoupillée. S’agit-il de la protéger d’elle-même avec ses tendances à l’automutilation et ses penchants suicidaires ? Ou l’enjeu est-il de préserver l’institution royale des excès de cette indomptable pouliche ?
Larrain n’apportera aucune réponse et c’est la force de ce film remarquable que de refuser une lecture manichéenne pour plonger dans la psyché d’une femme en souffrance profonde, qui ne sait plus comment échapper à ce système qui la détruit. On soulignera l’interprétation saisissante d’une Kristen Stewart littéralement emportée par son rôle, errant seule dans ces couloirs glacés, irradiant de beauté, de terreur et de rage impuissante face à un époux qui la trompe, une famille qui la réifie et l’infantilise, ce système qui l’enferme dans une fonction qu’elle ne peut ni ne veut plus tenir. Pour sûr, le portrait dressé par le réalisateur chilien va en décontenancer plus d’un parmi les fans de Diana : rien de glamour dans des séquences d’une crudité terrible, quand l’héroïne se fait vomir, qu’elle se lacère les bras ou se précipite dans un escalier…
Mais cette vérité-là mérite d’être dite, montrée, revendiquée par delà tous les biopics mielleux évoquant la princesse. C’est un profil de femme particulièrement touchant que dresse Larrain, qui avait déjà abordé ce sujet avec Jackie. Solitude extrême, poids des conventions, charge mentale liée à un titre qui n’est que pacotille face aux tourments qu’il suscite. Comment être en phase avec ses valeurs quand on est piégé dans pareil labyrinthe ? Quid par ailleurs de l’éducation d’enfants qui ont été conçus pour assurer une dynastie plus que par amour véritable ? La question est également posée, et elle prend une dimension terrible dans ce décor féerique, ces paysages de toute beauté, que Larrain filme dans des éclairages magnifiques qui évoquent par moment le film Barry Lyndon.
The Queen : portrait d’une souveraine redevenue femme
Étonnamment, le film The Queen propose une réflexion similaire, bien que beaucoup plus ancrée dans les faits historiques. Stephen Frears et son équipe ont en effet opéré un travail de reconstitution presque naturaliste avec ce scénario qui évoque la manière dont la famille royale, la reine Elisabeth plus spécifiquement, ont abordé et vécu la mort de Diana et ses obsèques. Le décès accidentel de Lady Di eut un retentissement mondial, il a déclenché un tsunami émotionnel planétaire largement alimenté par les médias… et déclencha une crise politique d’envergure que le premier ministre de l’époque, Tony Blair eut bien du mal à endiguer. En cause, l’apparente froideur de la reine et de son entourage face à la mort violente de « la princesse des cœurs ».
La chose fit alors grand bruit, tandis que la population se déplaçait en masse pour entasser fleurs, ex-voto et témoignages d’affection aux grilles du palais de Buckingham. Tous se mirent à analyser et interpréter les faits et gestes du clan royal alors en vacances à Balmoral, y voyant signes et non-signes d’indifférence, de mépris, de soulagement après le décès d’une Diana qui leur avait quand même donné bien du souci avec ses éclats. Frears redresse la barre en faisant la focale sur le comportement d’une Elisabeth II tellement empêtrée dans son éducation, ses principes et sa fonction qu’elle en a oublié ses propres émotions, émotions qui la rattrapent, mais qu’elle refuse d’étaler à la Une des tabloïds.
Il faudra la patience et la ténacité d’un Tony Blair plein de bon sens (Martin Sheen, parfait, humain, juste, diplomate) pour convaincre cette souveraine inflexible dont il devine le chagrin et la détresse face à la colère d’une population dont elle ne comprend plus ni la logique ni les élans. Helen Mirren interprète avec infiniment de nuances et de précision cette monarque saisie par le doute, qui se remet en question malgré ses principes, hésite à s’ouvrir, à laisser transparaître sa peine, le fera avec une très grande dignité, beaucoup de raison. Le propos de Frears est du reste passionnant, car il interroge la survivance de la hauteur royale dans un univers ultra-médiatisé où tout repose sur l’immédiateté de l’émotionnel, sur le spectaculaire le plus cru.
Ponctué de vidéos d’actualité, d’extraits de journaux télévisés, de couvertures de presse écrite, tabloïds et quotidiens nationaux confondus, ce récit confronte le visage d’une Diana littéralement déifiée au niveau international et celui d’une Elisabeth vieillissante, qui comprend progressivement que ses valeurs ne sont plus celles de ses sujets, qu’une rupture est en train de s’établir avec eux, et que si elle incarne l’État, ses obligations, sa distanciation, elle n’est plus en écho avec ceux qu’elle gouverne et qui lui reprochent ce qu’elle représente, son rang, ses privilèges, sa richesse. Moins spectaculaire que la crise affichée par une Diana s’écorchant les bras à coup de sécateur, la détresse captée par Frears sur le visage décomposée d’une Élisabeth lisant sur un mot posé devant son palais en hommage à Lady Di : « ils ont ton sang sur les mains », est tout aussi touchante.
Spencer vs The Queen? Peut-être faudrait-il utiliser « et » plutôt que « versus ». C’est l’enseignement qui ressort du dialogue entre ces deux films que de montrer deux femmes confrontées au pouvoir et ce qu’il implique :
La plus âgée endossera sa charge sans rechigner, parce que c’est sa responsabilité, et peu importe si cela annule sa vie intime, réduite à rien par la lourdeur de la charge, l’obligation de représenter les valeurs d’un pays au quotidien (la série The Crown le met particulièrement en évidence).
La seconde, plus jeune, rejettera ce théâtre des apparences qui la détruit, pour développer un autre mode de puissance, beaucoup plus médiatique et spectaculaire, plus moderne, tout aussi efficace.
Les deux passeront à la postérité, mais à quel prix ? C’est là aussi la morale à méditer de ces deux films qu’il convient d’aborder comme des apologues plus que des biopics.