Furieux.ses ? de Frédéric Cellé : esquisser les contours d’un monde à réinventer

The Artchemists Furieuses

Au plateau, Furieux.ses ?, création 2025 du clunysois Frédéric Cellé, réunit quatre acro-danseurs et un dj-musicien live dans un décor urbex, ou comment la jeunesse contemporaine fait face à ses desseins paradoxaux, entre lutte et soumission. Le chorégraphe pose ici une question : jusqu’à quel point la transe est-elle libératrice et salvatrice pour la génération Z ? The ARTchemists, en retour, le questionne sur le processus de création de Furieux.ses ?

« Une sensibilité accrue à l’éthique et à la justice sociale »

Quelle a été la genèse de Furieux.ses ? ?

Le spectacle est né suite aux rencontres et dialogues avec des danseurs amateurs, de collège, de lycée, des étudiants, des personnes à mobilité réduite.Ces rencontres sont variées, issues de milieux diversifiés, c’est important pour moi de prendre le pouls de jeunes aux profils différents, pour ouvrir le dialogue. C’est la génération Z, ils ont entre 20 et 30 ans.

Je me suis intéressé à ce qui les travaille, les motive, les révolte, leur donne envie de vibrer et aussi de se bouger, de se mobiliser pour la société. En parlant de leur avenir, ils ont évoqué le besoin de se trouver d’abord eux-mêmes dans ce monde, car ils se sentent désabusés, soumis ou au contraire très énervés, révoltés ; cette dualité, on peut d’ailleurs la ressentir chez une même personne, il n’y a pas de profil type…

On a parlé de leur avenir, donc de leur métier, de leurs aspirations professionnelles, on a parlé de la société, des problématiques climatiques, environnementales, économiques, on a parlé de leurs relations interpersonnelles, de l’isolement, de la solitude, notamment pendant le confinement, de la peur de s’engager, du besoin d’amour, de respect. Et sur tous ces sujets là, ce qui ressort à chaque fois c’est une sensibilité accrue à l’éthique et à la justice sociale. Mon envie est donc de leur faire de la place car ce sont eux qui vont réussir à faire changer les choses donc il faut leur donner la parole.

Pendant le confinement j’ai été marqué par les rave-party clandestines comme à Nantes où pendant plusieurs jours des jeunes se sont réunis dans un hangar. J’ai été frappé par ce besoin de vibrer ensemble, de se retrouver, de se révolter, de se toucher, de célébrer le vivant de façon collective. Cela m’a évoqué la fameuse épidémie « la danse de St Guy » à Strasbourg en 1518 (en quelques mots, le peuple s’est révolté, par la danse, pour faire valoir ses revendications face aux autorités.). D’où le désir de travailler sur la transe, sur la vibration, qu’elle soit intime, hyper sensible, intérieure ou au contraire qu’elle pulse, qu’elle soit puissante, qu’elle explose, en solo, duo, trio ou à l’unisson…

Et donc, pour cela il fallait imaginer le plateau comme un lieu singulier, porteur de sens, ouvert sur l’imaginaire, où nature et constructions humaines cohabitent, un lieu où nature et culture fusionnent. J’ai pensé à un lieu urbex, qui va unir le passé et le présent, avec des objets abandonnés ou oubliés, qui seront disséminés au plateau, un lieu aussi où la nature reprend ses droits. Peut-être un lieu où la nature humaine reprend ses droits, finalement, le plateau comme un lieu où notre propre nature retrouve un état primitif.

« Révéler l’individu, sa personnalité au sein d’un groupe »

Comment Furieux.ses ? dialogue-t-il avec votre précédente création In extremis ?

Pour moi la fin d’In extremis ouvre la voie à Furieux.ses ? Avec In extremis j’ai joué de l’équilibre « fragile » d’un groupe, ses unions, ses désunions, ses alliances, ses exclusions…. Comment faire groupe lorsqu’on est différents ? Avec Furieux.ses ? je cherche l’inverse ! Comment révéler l’individu, sa personnalité au sein d’un groupe. La transindividuation propose à chaque interprète d’être lui-même au sein du groupe, et c’est cette différence qui permet de faire groupe. Ainsi, Furieux.ses ? trouve son jeu dans la complémentarité, la singularité des interprètes pour « faire monde ».

Pourquoi avoir choisi lunivers urbex comme toile de fond ?

Parce que c’est un sacré terrain de jeu !

Furieux.ses ? explore les frictions entre le temps présent et celui de l’histoire dont nous sommes héritier.es. J’ai choisi l’univers de l’urbex et de la friche industrielle comme inspiration en vertu de sa singularité et de sa capacité à conjuguer de multiples temporalités. Cet univers matérialise les ruines sur lesquelles nous construisons notre société contemporaine, et au sein de laquelle le temps permettra à la nature de reprendre ses droits. L’urbex est le lieu de la réconciliation, entre la nature, le vivant, et les constructions humaines passées. C’est aussi le lieu idéal pour faire la fête, se lâcher, se rencontrer, s’oublier…

« Prendre appui sur le vécu de chacun »

La transe est au cœur de Furieux.ses ? Quelle place occupe cet état dans la pièce, et pourquoi est-elle essentielle pour interroger les aspirations et les contradictions de la jeunesse contemporaine ?

C’est à partir de l’expérience de vie des interprètes et de leur capacité d’exaltation que cette nouvelle création met en avant une jeunesse contemporaine aux desseins paradoxaux, entre lutte et résignation.

Ils et elles ont entre 20 et 30 ans et malgré certains champs d’opposition, on perçoit dans leurs discours le désir d’intégrité et de liberté. Constatant la difficulté à faire société au sein d’un monde individualisé, Furieux.ses ? ouvre la porte à cette jeunesse par la transe, la pulse, le désir, la rencontre, … Ces aspirations permettent de nouvelles mutations. Cet état d’exaltation ou d’extase, qu’il soit intérieur ou explosif, permet de se sentir vivant, de toucher à une forme de liberté, de joie, et aussi d’abandon, de lâcher prise.

C’est terriblement difficile aujourd’hui d’être joyeux dans ce monde. C’est pourquoi cet état de transe est essentiel pour soulever nos cœurs.

Les interprètes sont aussi des narrateurs de leur propre expérience. Comment les vécus individuels des danseur·euse·s et leurs capacités dexaltation se sont-ils intégrés à la création de l’œuvre ?

A partir d’improvisations, nous avons testé plein de pistes différentes, d’états de corps, de mouvements, de regards… Que ce soit pour des moments de joie ou de révolte, j’ai cherché à révéler l’humanité en chacun des interprètes. L’improvisation a permis de prendre appui sur le vécu de chacun pour mieux les révéler. Je me suis inspiré de leurs personnalités, de leurs fragilités et de leurs forces, pour composer des paysages chorégraphiques qui les révèlent. Ils ont tous des parcours différents, et leurs corps racontent déjà beaucoup de choses par leurs singularités. J’ai donc pris le temps de les découvrir pour leur permettre de s’affirmer et d’assumer leurs « furiosités » !

« Aller vers un collectif, un unisson »

Quels objets ou agrès occupent lespace scénique ?

Nous avons au plateau une baignoire, un bureau, un fauteuil, des arbres, des murs, de la végétation, de la terre, … Dans ce décor on trouve des traces de la présence humaine, comme une mémoire de la vie passée.

Ces objets sont à la fois symboliques et très concrets puisqu’ils s’intègrent à la danse. Chaque objet peut devenir un refuge, un piédestal, une cabane, un complice, … La façon de toucher l’objet, de faire corps « avec » transforme complètement notre regard sur celui-ci. On ne voit plus un objet mais un partenaire. Ou alors l’objet nous permet de suggérer une autre relation au temps et à l’espace, on se projette dans un ailleurs grâce à lui.

Vous interrogez la notion de collectif et de « transindividuation ».

J’ai de plus en plus la sensation qu’il est difficile de vivre ensemble. Ces derniers mois, ces dernières années nous montrent que la peur prend souvent le dessus sur nos comportements, que la curiosité et la différence deviennent des obstacles. Nous avons tendance à nous isoler, à nous diviser, le « nous » est finalement synonyme de solitudes. C’est pourquoi j’ai voulu que ce spectacle explore tout d’abord cette solitude pour aller vers un collectif, un unisson. Démarrer par des soli, avec nos peurs, nos doutes, nos envies, nos désirs, et permettre ensuite une ouverture du regard, un contact rassurant, et enfin la possibilité de se soutenir, de s’entraider. Nous passons par différentes étapes dans le spectacle, avec notamment celle qui me marque le plus qui est celle où on est juste à côté de quelqu’un, dans le même mouvement, mais on est malgré tout pas (encore ?) avec l’autre. On vibre côte à côte sans réussir à s’accorder. Le poids de la solitude ou de l’individuation nous empêche de faire société.

« Faire vibrer les moments de tensions et de plaisirs »

La ronde est un motif récurrent dans la pièce. Quelle symbolique vouliez-vous transmettre à travers ce geste collectif, qui semble à la fois archaïque et contemporain ?

Parce qu’elle nous rappelle l’enfance, les rituels, les sorcières guérisseuses, l’humain primitif, la figure de la ronde est convoquée à différents moments du spectacle.

Elle est un motif d’inquiétude et de joie. Elle emporte les danseur.euse.s et le public dans un élan et une énergie collective. Elle donne aussi l’occasion de s’enraciner, d’empêcher toute inclusion, de faire bloc face à ceux qui seront extérieurs… La ronde, comme une farandole mélancolique ou comme une trace du temps qui passe, permet de devenir un repère collectif.

La musique joue un rôle central dans « Furieux.ses ? ». Comment le musicien live interagit-il avec les danseur·euse·s et amplifie-t-il cette exploration de la transe et du vivant ?

Théo, le musicien, est avant tout un interprète au même titre que les danseurs. J’imagine sa présence comme le maître du lieu et le maître du temps. Son regard et sa musique nous donnent le pouls du spectacle.

Il est par moments extérieur à ce qui se joue et par moments il en est l’acteur principal. Son rôle renforce une dramaturgie des différents espaces de jeu au plateau et conforte la danse au plateau. Le live permet de faire vibrer les moments de tensions et de plaisirs pour mieux les ressentir. Théo nous donne de la force, de l’énergie et participe pleinement musicalement et physiquement à cette expérience chorégraphique collective.

« Sortir de la désillusion sociale »

Quel message souhaitez-vous transmettre à travers cette œuvre ? Que voulez-vous que les spectateurs retiennent ou ressentent après avoir vu « Furieux.ses ? » ?

J’ai souhaité construire le spectacle en dialogue avec cette jeunesse. Si je propose des pistes de travail, c’est grâce aux interprètes et à toute l’équipe technique et de créateurs que le spectacle prend forme.

J’imagine le plateau comme un grand rassemblement, une fête, une ode à l’amour et à l’espoir. Il est essentiel qu’on trouve le moyen de se réparer et de retrouver ce qui vibre en nous. J’espère que ce spectacle nous permettra de travailler collectivement à sortir de la désillusion sociale. Que ces retrouvailles en territoire urbex permettent par la transe et la rencontre des corps une consolation, une reconnaissance collective de l’état du monde et une prise de conscience d’y appartenir pleinement.

En parallèle de votre création se profile la 13ème édition de votre festival Cluny Danse en mai prochain. Pouvez-vous nous en dévoiler sa programmation ?

Oui, comme à notre habitude avec la co-directrice du Festival Annick Boisset, nous aimons proposer des spectacles de compagnies émergentes comme de compagnies reconnues. Le festival est dédié aux arts du mouvement, cirque et danse contemporaine, pour les espaces extérieurs de la ville de Cluny.

Nous fêterons donc notre 13ème édition avec la compagnie d’Amala Dianor, la compagnie Daruma, Bart, Nakama, Sauf le dimanche, le CCN Viadanse à Belfort, la compagnie En lacets, Advance Cie, Hors surface, … et aussi des compagnies amateurs ou écoles de danse du département de Saône-et-Loire et d’ailleurs car le festival accueille tous ceux qui veulent danser !

Nous organisons une mégabarre dans la rue principale de Cluny, un flashmob, des ateliers, des soirées DJ pour se défouler jusqu’au bout de la nuit… Le festival Cluny Danse a lieu tous les ans au troisième week-end du mois de mai, et est le seul à promouvoir les arts du mouvement dans le Sud Bourgogne.

Merci à Frédéric Cellé pour ses réponses.

Pour en savoir plus sur le travail de Frédéric Cellé et assister aux prochaines dates de son spectacle, consultez le site de la compagnie de danse contemporaine Le Grand Jeté.

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Dieter Loquen

Posted by Dieter Loquen

Natif de Zurich, Dieter Loquen a pris racine à Paris il y a maintenant 20 ans. On le rencontre à proximité des théâtres et des musées. De la capitale, mais pas seulement. Il aime particulièrement l'émergence artistique. Et n'a rien contre les projets à haut potentiel queerness.