Gargantua : ce nom évoque des festins énormes, des rivières de vin, des farces scatologiques à se rouler par terre. Mais derrière ces scènes de réjouissances à la saveur orgiaque se cache une œuvre riche en satire et en critique sociale, un pur fleuron de l’esprit humaniste. Rabelais forge là une stratégie argumentative d’exception où le rire et la réflexion vont de pair pour inviter le spectateur à changer son regard sur le monde. Explications.
Rabelais : un humaniste réjoui ?
Difficile d’aborder les aventures de Gargantua sans dire un mot sur son créateur, François Rabelais. Né vers 1494 à Chinon, ce dernier était un homme aux multiples talents : moine, médecin, érudit et écrivain. S’il a étudié le droit et la médecine, c’est surtout par ses écrits qu’il a laissé une empreinte indélébile sur la littérature française.
C’est que Rabelais était un fervent défenseur des idées humanistes de la Renaissance. Pour mémoire, l’humanisme mettait l’accent sur le potentiel humain, l’éducation et la redécouverte des textes classiques. En bon humaniste qu’il était, Rabelais croyait en la capacité de l’homme à progresser par le savoir et la raison, et il voyait l’éducation comme un moyen d’atteindre la liberté intellectuelle et morale. Et pour prouver ses dires, il a façonné Gargantua.
Naissance tonitruante et aventures burlesques
Gargantua est un géant. Fils de Grandgousier et de Gargamelle, il montre une intelligence telle que son papa décide de lui apporter une éducation digne d’un roi. Direction Paris pour y recevoir une éducation traditionnelle… qui s’avère un véritable désastre. Un changement de méthode s’impose : entre en scène le sage et savant Ponocrates, qui va réformer l’éducation de Gargantua avec autant de dynamisme que d’inventivité. Exit les méthodes arides et obsolètes, place à un enseignement humaniste où le savoir se mêle à la pratique. Gargantua apprend en jouant, en observant la nature et en discutant avec des érudits.
Une véritable révolution pédagogique qui fait écho aux idées de la Renaissance. Ce début de vie tonitruant annonce d’autres aventures, toutes plus truculentes les unes que les autres, parsemées de péripéties drolatiques, de personnages forts en gueule : on pense bien évidemment à Frère Jean des Entommeures, grand amateur de vin et qui anéantira les soldats ennemis imprudemment venus piller sa vigne, accouchant ainsi d’un des épisodes les plus fous des guerres picrocholines. Le rire est toujours au rendez-vous. Un comique qui n’a rien de hasardeux : rire est le propre de l’homme, et Rabelais tient à ce que son lecteur s’en souvienne.
Développer une pensée critique
À travers son personnage de géant, l’auteur, fin renard, défend l’idée d’une éducation libérale et diversifiée, qui place l’homme au centre des préoccupations. Quitte à faire rire son lecteur aux éclats, pour le mettre en condition de vivre l’expérience humaniste de l’intérieur. Expérimenter : c’est le principe, le but du livre. À l’image du héros, Gargantua, qui ne se contente pas d’apprendre par cœur ; il développe une pensée critique, explore différents domaines du savoir et apprend à vivre en harmonie avec les autres et avec la nature. Communauté utopique où règne la liberté individuelle, l’abbaye de Thélème, guidée par la maxime « Fais ce que voudras », constitue l’apothéose de cette vision humaniste.
Édité entre 1533 et 1535, on ne sait dater la chose exactement, ce deuxième roman suit de près la publication de Pantagruel. Œuvrant une nouvelle fois sous le pseudonyme Alcofribas Nasier (ingénieux et cocasse anagramme), Rabelais multiplie parodies, hyperboles et jeux de mots pour construire un récit surréaliste où il étrille les travers de son temps. Descriptions exagérées, moqueries des institutions et des figures de l’autorité, situations grotesques, langage inventif et picaresque, rien ne l’arrête tandis qu’il déroule le parcours totalement fou de son héros avec une verve digne d’un Frédéric Dard du XVIe siècle.
Une mise en voix révélatrice
Bref Gargantua est un monument. Et un monument à lire à voix haute, à mettre en bouche, comme un plat littéraire délicieux. Dixit la mise en voix exceptionnelle réalisée par la troupe de la Comédie-Française pour Le Théâtre à la table. Éclairés par une farandole de bougies qui métamorphosent le plateau en taverne, Thierry Hancisse et ses compagnons nous convient à un festin littéraire d’une folle gaîté, qui éclaire la grande modernité d’un récit bien plus subtil qu’il y paraît de prime abord.
Car combiner rire et réflexion est ardu, cela demande beaucoup de talent, d’intelligence, de la ruse et une certaine forme de folie. Cette lecture fait ressortir les astuces narratives à l’œuvre sous les excès et les pitreries. Elle dévoile le travail des phrases, la mécanique des énumérations, la rythmique infernale des descriptions, le cocktail improbable des lexiques. On ne peut en faire l’économie, car elle donne à voir un ouvrage précurseur, qui ouvre la voie à une littérature mêlant les genres et les émotions pour notre plus grande édification.
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