Traduction anglaise + interview audio en bas de page
C’est dans le cadre du festival L’Europe autour de l’Europe que je rencontre Neil Jordan et son compagnon de route artistique l’acteur Stephen Rea. Deux figures emblématiques du cinéma irlandais et international. Crying Game, La Compagnie des Loups, Entretien avec un vampire, The end of an affair… la liste est longue de leurs collaborations, l’un derrière la caméra, l’autre devant, tous deux s’épaulant, se conseillant le cas échéant, avec une complicité qu’on sent instantanément en prenant place devant eux.
Humbles, calmes, fatigués par le voyage et des emplois du temps surbookés, mais attentifs, concentrés et d’une rare gentillesse, venus à Paris pour inaugurer ces quinze jours de programmation cinématographique pointue par la projection de The Butcher Boy tourné en 1997. Invité d’Honneur, Neil Jordan se retrouve donc au cœur de cette affiche des plus conséquentes, illustrant par l’image la culture européenne, culture dont il a du mal à cerner les contours, citant la trilogie Trois couleurs du polonais Krzysztof Kieślowski comme exemple le plus parlant de cette synergie délicate entre l’héritage d’un savoir lié à un pays et l’esprit d’une civilisation à l’échelon d’un continent.
Pas évident pour ces deux ressortissants d’une Irlande au passé douloureux, qui a porté le joug britannique en parallèle de traditions farouchement défendues : et Stephen Rea, originaire du Nord de l’Irlande de revenir sur cette ambiguïté, et le refus de se laisser piéger dans une identité définie illustré par Joyce ou Beckett. Pas évident non plus de défendre le cinéma dans son ensemble au moment où l’industrie s’effondre et qu’il convient de se réfugier dans l’univers de la télévision câblée pour y exprimer sa créativité sans entrave.
Dixit le cas Borgia sur lequel nous reviendrons pendant l’entretien, dont Jordan gardait le scénario depuis quinze ans sans trouver de producteur quand Spielberg et les studios Dreamwork lui suggèrent d’en faire une série. Une série qui ne se veut pas un document historique, mais une réflexion sur les relations complexes et malsaines entre je cite « hypocrisie, religion et pouvoir ». C’est à l’institut culturel qu’ont lieu ces échanges, au terme d’une rencontre particulièrement fructueuse où nous évoquons leurs carrières, leur interaction, et plus largement les pôles qui animent l’univers de ce réalisateur hors normes.
Entretien.
Vous avez travaillé de nombreuses fois ensemble. Des rôles forts dans des films forts. En quoi cette collaboration a-t-elle influencé votre art ? votre travail ? Pourquoi cette fidélité même dans des rôles secondaires ?
NJ : J’ai découvert Stephen sur scène à Dublin. Je l’ai retenu pour interpréter le premier film que j’ai écrit. Puis il a joué un petit rôle dans La Compagnie des Loups. Puis dans Mona Lisa. C’est le genre d’acteur qui intervient dans le façonnage de son rôle, en discutant sur ce travail ; j’en parle avec lui pendant l’écriture. J’ai d’ailleurs écrit des rôles spécifiquement pour lui, comme celui de Crying Game. Le film parlait de sujets importants en Irlande à l’époque comme la violence politique, l’identité nationale, sexuelle, … donc j’ai écrit un script qui supposait des ressorts assez osés, et j’en ai beaucoup discuté avec Stephen.
Dans Entretien avec un vampire, le roman de Anne Rice, il y a un personnage appelé Santiago qui n’apparaissait pas dans mon scénario. J’ai réécrit le tout pour y développer le personnage spécifiquement pour Steven, c’est ce type de relation que nous entretenons. C’est un acteur qui peut atteindre une profondeur que d’autres n’auront pas, c’est aussi simple que ça.
Lorsque nous avons tourné The end of the affair d’après le roman de Graham Greene, j’ai montre le script à Stephen qui n’a pas voulu jouer le rôle du mari mais celui de l’amant. Je ne voyais pas ce rôle fonctionner avec un acteur d’une telle subtilité …
SR : Tu t’en es très bien tiré …
NJ : Nous n’avons pas tourné depuis 5 ou 6 ans. Je fais une série Les Borgia, il y avait un ou deux rôles que je voulais lui proposer mais il n’était pas libre …
SR : Je ne savais pas qu’il était réalisateur. A l’époque il était romancier. Et il a fait ce film intitulé Angel qui est un vrai miracle. Personne ne faisait ce genre de film en Irlande. Il a pris des éléments de la vie irlandaise et les montrer différemment, spirituellement. Je pense que c’est un film parfait, c’est incroyable qu’il est réussi cela pour un premier film. J’ai été très heureux d’en faire partie et de continuer à travailler avec lui.
Pour SR : Vous travaillez avec d’autres réalisateurs et auteurs. Quelle est selon vous la spécificité de Neil Jordan ?
C’est un maître de la narration. C’est essentiel dans un film. Et il a une vision très développée. On a rarement les deux : souvent le réalisateur a un sens visuel très aigu mais ne creuse pas la narration ni les personnages. Lui possède les deux.
Vous avez touché à de nombreux genres, passant de la comédie à la tragédie, de l’espionnage à l’intrigue amoureuse. Comment votre travail a-t-il évolué au travers de toutes ces années ? Quel est le fil directeur qui relie vos films ?
C’est difficile de le délimiter. J’aime faire des films qui relèvent du challenge. J’ai fait des films appartenant à des genres différents, avec des histoires différentes, on pourrait dire que la personne qui a fait Angel est différente de celle qui a fait La Compagnie des loups qui est différente de celle qui a fait Mona Lisa. La raison pour laquelle j’aime faire des films, c’est que chaque genre a une couleur différente, des attentes, des thèmes différents. Avec The End of an affair par exemple, je n’avais jamais de film romantique, de love story, … quand j’ai fait Entretien avec un vampire, … il y a tout un ensemble de règles qui déterminent ce genre fantastique, qu’on retrouve dans Nosferatu de Murnau, Dracula de Bram Stocker, tous les grands films d’horreur européens … j’ai voulu jouer avec ces règles, avec les attentes du public.
Mais ce n’est pas un problème pour vous qui êtes romancier et auteur de travailler sur les romans des autres ?
Non absolument pas. C’est un problème pour les autres, pour les critiques, le public. Les gens qui connaissent mon travail de romancier ignorent mon travail de réalisateur et inversement. Mais pour en revenir à mon travail avec Stephen, dans le cas de Entretien avec un vampire par exemple, j’ai dû écrire des rimes, dans l’esprit de Racine, et il n’y a que Stephen pour donner vie à ce langage théâtral. C’est vraiment un bonheur de travailler avec lui de ce point de vue.
Pour NJ : « I’m fascinated by monsters [and] monstrous people and fascinated with illogic and irrationality”. La monstruosité revient dans tous vos films. Selon vous, pourquoi ce sujet fascine-t-il le public ? Comment l’abordez-vous ?
Regardez les tableaux derrière vous (des représentations sacrées NDLR) ; ils ne représentent pas des êtres vivants. La plupart des artistes ne parlent pas du monde réel. On m’a toujours raconté des histoires de fantômes quand j’étais enfant, ça m’est resté en tête, c’est probablement lié à l’Irlande qui n’était pas une société totalement civilisée dans les années 50.
Merci à Neil Jordan et Stephen Rea pour leur temps, leurs réponses, leur gentillesse.
I met Neil Jordan and his favorite actor Stephen Rea during the festival L’Europe autour de l’europe. They are two important creators of the irish and international cinema. Crying Game, The Company of Wolves, Interview with a vampire, The end of an affair… they collaborated several times, helping advising each other, and you can feel they are real friends when you sit in front of them. They are tired after this journey and a lot of activities but attentive, focus, and kind ; they came to Paris in order to inaugurate 15 days of festival with The Butcher Boy 1997.
We spoke about their work, the way Jordan creates movies, his interest for monstruosity, The Borgia, webseries, the place of irish culture in European culture.
Interview.
Entretien avec Neil Jordan et Stephen Rea by Delfromtheartchemists on Mixcloud
Thank you so much to Neil jordan and Stephen Rea for their answers.