Difficile de passer à côté tant les deux programmes font le buzz : nous avons donc binge watché L’arnaqueur de Tinder puis Inventing Anna en quatrième vitesse, pensant rédiger deux articles pour au finish miser sur une approche commune, tant les deux nouveaux fers de lance de Netflix se ressemblent par leur sujet, la manière de l’aborder et le malaise qu’ils suscitent.
https://www.youtube.com/watch?v=PXy8zx4tPJ0
Simon Leviev ou Anna Delvey ?
Commençons par une rapide présentation.
- Réalisé par Felicity Morris, le documentaire L’arnaqueur de Tinder, The Tinder Swindler en anglais, détaille les frasques de l’israëlien Simon Leviev, initialement Shimon Hayut, qui escroqua plusieurs dizaines de personnes, notamment des femmes célibataires qu’il séduisait via la plateforme Tinder en leur faisant croire qu’il était milliardaire, amoureux. Charmées par ses attentions, ses invitations, ses serments d’amour, ses victimes étaient vite amenées à lui prêter de l’argent dans l’urgence de situations désespérées où il prétendait risquer sa vie. Un piège bien rôdé, redoutable d’efficacité, une pyramide de Ponzi financière et affective qui l’a finalement conduit en prison.
- Signée Shonda Rhimes, à qui l’on doit, entre autres, La Chronique des Brigderton, la série Inventing Anna revient sur le parcours d’Anna Delvey, Anna Sorokin de son vrai nom, jeune femme russe d’origine, qui réussit à pénétrer la très sélecte jetset new-yorkaise en se faisant passer pour une richissime héritière allemande, escroquant au passage banques, palaces et célébrités afin de lancer sa fondation… et de claquer des sommes astronomiques qui l’ont, elle aussi, menée directement au cachot. Pour explorer cette carrière hors normes et comprendre qui est vraiment ce caméléon social, une journaliste Vivian Kent qui flaire là un scoop d’envergure et va révéler le pot aux roses. Le récit est d’ailleurs inspiré d’un véritable article signé Jessica Pressler, qui a enquêté sur Anna et suivi son procès.
Sociopathes incurables ou génies rebelles ?
Une série, un documentaire, deux histoires vraies d’escrocs jeunes, avides et sans scrupules, désireux d’intégrer les hautes sphères, de briller dans les sociétés les plus huppées, de participer aux fêtes les plus courues, de multiplier les tenues couteuses, les belles voitures, de vivre dans les palaces les plus luxueux… Des Instagrameurs très suivis par leurs communautés respectives, faisant le buzz à chaque publication, adulés, pris comme modèles. Et des simulateurs très au faîte des leviers psychologiques à actionner pour manipuler leur monde, fasciner leur entourage et obtenir ce qu’ils veulent, à savoir de l’argent et de la reconnaissance. Narcissiques, sociopathes, dangereux… et véritablement portés aux nues par ces deux portraits qui proposent une vision biaisée pour l’un, magnifiée pour l’autre.
Si le documentaire L’arnaqueur de Tinder détaille avec finesse la tactique dont Simon a usé pour piéger ses victimes, il laisse dans l’ombre la psychologie tortueuse de ce garçon dont on ne comprend pas clairement comment il a basculé, ni pour quelle véritable raison. On s’attarde beaucoup plus sur la naïveté des victimes, les procédés utilisés pour les embobiner. Quant à la série Inventing Anna, elle fouille à l’inverse le passé d’une mystérieuse jeune fille dont on idéalise le parcours et les objectifs. Deux approches un brin mélioratives et en décalage par rapport à des récits comme The Bling Ring ou Le Loup de Wall Street, qui expliquent sans absoudre. Ici, on a à l’inverse la désagréable impression que les deux escrocs sont présentés comme des génies rebelles, dont on est tenté de louer la débrouillardise, l’audace et le sens affiné de la psychologie humaine.
Esthétique commune ou regard critique ?
Une approche qui séduit le public : L’arnaqueur de Tinder engrange 45,8 millions d’heures de visionnage à l’échelle mondiale dès la première semaine de sortie début février ; Inventing Anna affiche 77,317 millions d’heures visionnées après trois jours de diffusion. Et Netflix d’en rajouter en multipliant les liens entre les deux via des posts diffusés sur les réseaux sociaux. Des posts accrocheurs bien évidemment et qui mettent assez mal à l’aise pas leur similarité : la fiction et la réalité se superposent dans une esthétique commune qui parle le langage de la génération Z et devrait nous rappeler que le social media a joué un rôle de premier plan dans le jeu de dupes orchestré par David et Anna. Un jeu de dupes auxquels nous participons tous un peu en scénarisant nos vies, en faisant primer l’émotionnel sur le rationnel.
L’avocat d’Anna le rappelle : nous avons tous un peu d’elle en nous. Ce n’est pas un hasard si la jeune fille évolue au milieu de startupers aussi peu fiables qu’elle mais qui ont la chance d’être des hommes, qui plus est adoubés par une logique économique adulant la prise de risques. L’arnaqueur de Tinder et Inventing Anna se rejoignent en portant un regard critique sur une société machiste où la femme est une victime à séduire, détrousser et écraser. En prenant la place de l’escroc, Anna rend la monnaie de sa pièce à une société verrouillée. La série la présente comme une sorte de Robin des bois femelle, tandis que le documentaire projette l’image d’un David insaisissable et malin. Aujourd’hui, nos deux escrocs sont en train de rebondir : l’un veut faire de la téléréalité, l’autre, payée par Netflix, veut produire un documentaire.
Fyre Festival : deux documentaires pour illustrer la grande escroquerie du rock’n’roll 2.0 !
Triste constat ou exemple à suivre ?
Les victimes ? Les morales croisées des deux programmes laissent sous-entendre qu’elles l’ont bien cherché, et c’est cela le plus perturbant. La référence au scandale du Fyre festival, à l’affaire Theranos, à Martin Shkreli explosant le prix d’un médicament impliqué dans le traitement du VIH placent Anna dans un contexte d’enrichissement exacerbé où tout est permis, y compris tromper l’autre sans vergogne. Cette contextualisation manque dans le documentaire qui s’en tient à la mécanique de séduction, sans replacer cette escroquerie dans un schéma plus large. Quand on connaît le pouvoir d’influence de Netflix, on peut s’interroger, regretter que ces approches manquent d’esprit critique, de réalisme. “Fake it’til you make it” : l’adage de la start-up nation colle pourtant parfaitement aux profils de David et Anna qui le mettent en application avec une aisance déconcertante.
De là à devenir des modèles de réussite à aduler et imiter ? À en conclure que le bonheur est dans le crime, comme le prétendait un certain Barbey D’Aurevilly ? C’est le pain point : le message émanant des deux programmes est que pour percer dans les hautes sphères, monter une entreprise, s’imposer dans la jet set, il faut tromper, trahir, faire semblant. Se couper des siens, s’éloigner, s’isoler. Manipuler, sans aucune attache, aucun sentiment. Écraser les faibles, les presser comme des citrons. Est-ce un exemple à suivre ? Ou un triste constat ? Ni L’anarqueur de Tinder ni Inventing Anna ne nous éclairent sur ce point, le spectateur demeure dans l’expectative, doit se faire sa propre opinion. Comme si c’était à lui de déterminer la frontière entre le bien et le mal. Une vision libertarienne en diable qui évoque celle de Silk Road. Voici qui augure mal de l’avenir d’une vie en commun fondée sur le respect mutuel et l’entraide ?