Marie Chouinard a donné en primeur, à Vitry, dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne, son ballet pour dix danseurs Le Jardin des délices, inspiré du triptyque de Jérôme Bosch (1450-1516), créé l’an dernier à Bois-le-Duc, ville natale du peintre, à l’occasion du 500e anniversaire de sa mort. La chorégraphe a nécessairement limité – comment faire autrement? – la portée signifiante du chef d’œuvre mais elle a su lui insuffler les dimensions temporelle, musicale et charnelle qui, somme toute, lui manquaient.
La commémoration de cet anniversaire funeste a eu aussi une fonction réductrice, jivaresque, en désattribuant nombre d’œuvres de cet artiste au style singulier s’il en est. Certains ont été jusqu’à remettre en cause la paternité du triptyque, changé de salle provisoirement et trônant l’été dernier au Prado parmi d’autres, jamais réunis jusqu’alors. L’absence de signature, ce qui ne prouve rien, ni dans un sens, ni dans l’autre ; l’analyse dendrochronologique du support qui donne certes l’âge du capitaine (1458) mais ne permet ni d’antidater ni de postdater le tableau ; le manque de documents administratifs sur l’œuvre (devis, bon de commande, facture, lettre de relance…) ne sauraient être des arguments suffisamment convaincants. On a dit de même des pièces de Shakespeare ou de celles de Molière.
Les trois actes de la pièce ou, plutôt, n’ayons pas peur des mots, de l’opéra de Chouinard proposent une “lecture” orientale de l’œuvre, autrement dit, une focalisation sur une partie des panneaux, en allant de droite à gauche : de cour (des miracles ou de supplices) à jardin (d’Éden ou des délices), en passant par l’enfer (du décor). Sans prétendre au chef d’œuvre, la Montrélaise a, humblement, modestement (“Face à un chef d’œuvre, le bonheur de s’incliner !” a-t-elle déclaré), avec le talent qu’on lui sait, adapté pour la scène le monde agité fixé pour l’éternité par Bosch et en a proposé sa vision de femme d’aujourd’hui – le Christ étant incarné par la danseuse vétérane de la troupe ; le couple adamique du speculum nuptiorum, fonction ou péché originels du tableau, étant décliné par les morphologies des unes et des autres.
Cela démarre fort, avec des danseurs au corps apparemment nus, des maquillages “nude” de Jacques-Lee Pelletier, un peu comme dans les années 70. On veut parler de 1970 mais également de… 1470 ! Chouinard a en effet retrouvé les teintes pastellisées de la carnation des personnages renaissants ; elle a assuré elle-même les éclairages doux et concis qui permettent de les détacher du fond, de distinguer et de caractériser chaque interprète (ils sont tous excellents et méritent d’être mentionnés : Charles Cardin-Bourbeau, Sébastien Cossette-Masse, Catherine Dagenais-Savard, Valeria Galluccio, Morgane Le Tiec, Scott McCabe, Sacha Ouellette-Deguire, Carol Prieur, Clémentine Schindler, Megan Walbaum) ; elle ponctue les mouvements de groupe d’échappées solitaires et d’échos vidéographiques au moyen de l’image centrale scannant tout ou partie du triptyque, se déployant à vue d’œil, et de deux écrans circulaires situés latéralement diffusant des inserts, en très haute définition, détaillant les moindres craquelures de pigment.
La partie centrale, en clair obscur, avec des personnages atteints de la danse de saint Guy (ou de la maladie du Seigle, pour reprendre une métaphore de Bernard Rémy), est moins convaincante, sans doute parce que la maîtrise technique des interprètes et l’expertise gestuelle transmise par la chorégraphe bride l’improvisation, limite la folie dont a, depuis le Living Theater et les Flamands contemporains, par définition post-bruegeliens, donc post-boschiens, depuis longtemps, été extirpée la pierre. Le désordre et le chaos sont ici sous contrôle. Le finale est admirable, soutenu par une B.O. à base de chants grégoriens revus et corrigés par l’électro, signée Louis Dufort, de poses hiératiques, de gestes tendres et alentis.
Et plus si affinités
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