Que le côté pavé de cet ouvrage ne vous démotive pas. Le Journal d’Alan Rickman se parcourt avec joie, sans même s’en rendre compte, on en boit les paroles comme une douce infusion, quelque chose de tendre et de réconfortant à la fois. Vingt ans de vie, d’anecdotes, de références retranscrites d’une plume synthétique et pleine d’énergie, comme une confidence susurrée au coin de l’oreille, la révélation qu’on fait à un ami.
Des petites phrases précises et mordantes
De 1993 à 2016, l’interprète de Hans Gruber, du shérif de Nottingham, de Severus Rogue, de Phil Allen, de Harry, du Pr Lazarus (pour ne citer que quelques-uns de ses rôles sur grand écran, en faisant abstraction de ses interprétations sur les planches) a tenu un journal de bord où il consignait actes et pensées. Des petites phrases succinctes, précises et mordantes qui témoignent de son quotidien d’artiste, de ses goûts, de ses ressentis, dessins à l’appui.
On y découvre le comédien bien entendu, alternant tournages et spectacles, répétitions, essais de costumes, rencontres avec ses partenaires, acteurs célèbres ou simples figurants. Soit une carrière complète par le petit bout de la lorgnette, un regard incisif et exigeant, parfois anxieux, sur le travail des metteurs en scène qui le dirige, sur le public qui le regarde, les journalistes qui l’interviewent…
La complexité de l’acte créatif
Ses propos trahissent la complexité de l’acte créatif, le rapport de force avec les autres acteurs, les metteurs en scène, les auteurs. Tout cela, Rickman l’est à la fois ; s’il doit parfois se taire devant des directives de jeu qui le hérissent, il se livre dans le secret de ce journal comme pour se libérer d’un poids, mais sans jamais tomber dans l’insulte ou le pathos. Très british, très classe, discret toujours, cynique souvent.
Et puis il y a l’homme de culture qui court les expositions, les séances de cinéma, les salles de théâtre, les comédies musicales. Adepte de bonne musique, gros lecteur, Rickman se révèle de page en page comme un boulimique de connaissances, curieux de tout, ouvert sur le monde, infatigable voyageur qui sillonne le globe pour faire la promotion de ses films mais aussi pour le plaisir d’explorer les beautés de la planète.
L’amour et la mort
Bon vivant adepte des joies culinaires, même les plus simples, ravi de retrouver ses amis autour d’une bonne table, pas forcément joyeux de se soumettre au cirque médiatique que lui impose son statut de star, il s’échappe comme il peut, profitant de chaque rencontre pour échanger, s’enrichir intellectuellement et forger des amitiés rares mais fidèles car sincères. De fait, le récit de sa vie quotidienne tient de l’encyclopédie artistique tant s’y croisent de grands noms, d’ailleurs répertoriés en fin d’ouvrage dans un index qui donne le tournis.
Et puis il y a l’amour pour ses proches, sa mère, ses amis, son âme sœur Rima Horton qu’il épousera en 2012. Pudique, il aborde ses affections avec une retenue de grand timide. Il pourrait s’épancher, ces pages secrètes l’y encourageant, pourtant il reste en retrait sur ce point et ses sentiments n’en semblent que plus fort. Ainsi quand il relate le décès de ceux qu’il aime, qu’il admire, ou sa maladie qui doucement mais sûrement le ronge, signalant sa présence par des alertes de plus en plus intenses.
La mort rôde sur ces pages, mais Rickman ne l’évoque jamais que de manière mesurée, avec élégance et discrétion, avec courage également. Comme s’il la mettait à distance, non en l’ignorant, mais en lui consacrant la part qui lui revient c’est-à-dire pas grand-chose. Lucide pourtant, et dur avec lui-même, comme quand il note à la date du 29 octobre 2011 : “Je ne sais pas à quoi ressemblera ce journal plus tard. Plus ou moins dès le début, un recueil d’histoires de maladies. parsemé de quelques jours bénis de liberté, mais surtout débordant de situations d’évitement.” Impossible de lire ces mots sans penser à sa voix les prononçant. Et de se dire que pour une fois, il avait vu faux.