Le journalisme gonzo ? Un OVNI dans le paysage médiatique ? Une manière différente de raconter le monde de l’intérieur ? L’objectivité qui passe à la trappe au profit d’une immersion totale dans l’événement ? Un style brut, subjectif et souvent chaotique ? Un peu de tout ça en somme, et surtout un sacré challenge pour celui/celle qui s’y adonne. Explications.
Immersion radicale !
Une p’tite définition pour cerner le concept ? Soyons scolaires : le terme gonzo fait référence à une forme de journalisme radicale où l’auteur s’immerge complètement dans son sujet, au point de brouiller les frontières entre reportage et autofiction. Le journaliste gonzo n’est pas un simple narrateur neutre : il s’impose comme le personnage principal de ses articles. La subjectivité est assumée, revendiquée même.
Le gonzo refuse l’idée d’une vérité absolue, objective. Le but est de vivre les événements de l’intérieur, avec toutes les dérives que cela peut comporter. Ce style s’oppose frontalement au journalisme traditionnel qui prône la distanciation et la neutralité. Ici, c’est tout le contraire : le journaliste vit, ressent, et retranscrit ses émotions, ses impressions, souvent sous forme de carnets de route. Le ton est volontairement provocateur, brut, décalé. La structure narrative elle-même peut sembler chaotique, à l’image de l’expérience vécue.
Origines possibles de l’expression ?
- Le mot gonzo pourrait venir du terme argotique irlandais gonzo, qui signifie dernier homme debout lors d’une beuverie. Cette interprétation convient bien à l’esprit du gonzo, qui pousse les journalistes à vivre des expériences intenses et souvent dangereuses, jusqu’à la limite de leurs capacités.
- Certains pensent que gonzo était un terme argotique utilisé dans le milieu du jazz pour désigner quelque chose de fou, d’improvisé ou de débridé. Le mot aurait été adopté par des écrivains de la Beat Generation, inspirant ensuite les gonzo writers dans leur style narratif.
- Gonzo a également été associé au slang américain des années 1960, désignant quelque chose de sauvage ou de déjanté, un peu hors de contrôle. Ce mot pourrait ainsi évoquer l’état d’esprit extrême et sans filtres qui caractérise le journalisme gonzo.
- Le mot gonzo a aussi des racines potentielles dans l’italien, où il désigne une personne un peu naïve, crédule, ou même idiote. En italien, gonzo peut être utilisé pour qualifier quelqu’un de simplet ou niais, ce qui renvoie à une notion de ridicule ou de maladresse.
Bref vous avez le choix !
Hunter S. Thompson, père spirituel du gonzo !
Si le journalisme gonzo a un père spirituel, c’est sans conteste Hunter S. Thompson. Ce journaliste américain, devenu célèbre grâce à son livre Hell’s Angels: The Strange and Terrible Saga of the Outlaw Motorcycle Gangs (1967), a défini les bases du genre. Dans cet ouvrage, Thompson ne se contente pas d’étudier les Hell’s Angels en tant qu’observateur extérieur. Il vit avec eux, partage leur quotidien, se plonge dans leur univers jusqu’à en être lui-même menacé. Ce n’est plus une enquête sur un groupe de motards : c’est une aventure que le reporter vit à 1000 à l’heure.
Avec Fear and Loathing in Las Vegas (Las Vegas Parano, 1971), Thompson passe la vitesse supérieure et enfonce le clou bien profond. Ce récit complètement déjanté, à mi-chemin entre reportage et fiction hallucinée, raconte un road trip délirant dans le désert du Nevada, sous l’influence de drogues, où la quête d’un rêve américain surréaliste vire à la folie. Le texte est un tourbillon de pensées désordonnées, d’événements improbables, de réflexions personnelles. Le gonzo est né : un journalisme où le reporter se raconte tout autant qu’il raconte le monde.
Le premier usage du mot « gonzo », dont nous évoquions tantôt les éventuelles racines, est attribué à Bill Cardoso, journaliste du Boston Globe, qui l’aurait utilisé afin de décrire le style d’écriture débridé et décousu de Thompson. Dès lors, gonzo est devenu synonyme de ce journalisme d’immersion où la plume dérape avec autant de vigueur que le sujet traité.
Bordel organisé ?
Vous êtes tentés ? Sachez alors que, pour pratiquer le gonzo, il faut quand même respecter certains principes fondamentaux (eh oui c’est un gros bordel littéraire en apprence, mais au finish y a quand même un brin d’organisation).
Le journaliste comme acteur
Dans le gonzo, le journaliste ne se contente pas de rapporter des faits. Il devient un personnage central, évoluant dans un univers qu’il explore en temps réel, un peu en mode thermomètre. Ses opinions, ses émotions, ses réflexions personnelles sont inscrites au cœur du récit. Le je est donc omniprésent. Il n’y a pas de faux-semblant d’objectivité : l’auteur se met en scène, avouant ses propres biais, ses dérives, s’en délectant au besoin. Cette mise en scène de soi-même peut être provocante, voire dérangeante, mais elle participe à l’authenticité brute du genre.
L’absence de structure conventionnelle
Dans le gonzo, la narration est souvent non-linéaire, chaotique, à l’image des événements vécus par le journaliste. Les digressions sont fréquentes, tout comme les envolées lyriques ou hallucinées, sous came de préférence. Le récit se nourrit du ressenti immédiat, sans plan préétabli. Ce n’est pas tant l’histoire qui compte, mais la manière dont elle est vécue. Le gonzo fait la part belle aux impressions sur le vif, aux réactions instinctives.
Le mélange des genres
Le gonzo brouille les frontières entre réalité et fiction. L’auteur joue avec les codes journalistiques et littéraires, et n’hésite pas à intégrer des éléments fictionnels, souvent complètement barrés, pour mieux servir son propos. N’oubliez surtout pas : ce n’est pas la vérité pure qui intéresse, mais une vérité subjective, vécue de l’intérieur.
Un style débridé et provocateur
Le ton est souvent insolent, provocateur, voire vulgaire. Le gonzo s’affranchit des codes de bienséance, c’est rien de le dire ! Le langage est cru, ordurier, parfois choquant. L’humour noir, le cynisme, l’ironie sont récurrents. L’idée est de secouer le lecteur, de le surprendre, de le sortir de sa zone de confort.
Les papes du gonzo
Si Hunter S. Thompson est l’icône incontestable du genre, d’autres auteurs ont marqué l’histoire du gonzo, chacun à sa manière. On cite généralement :
Tom Wolfe
Bien qu’il soit plus connu pour son travail dans le « nouveau journalisme », Tom Wolfe a également flirté avec le gonzo, notamment dans The Electric Kool-Aid Acid Test (1968). Ce récit relate les aventures des Merry Pranksters, une communauté hippie menée par Ken Kesey, en pleine expérimentation avec le LSD. Wolfe, bien que plus distancié que Thompson, adopte un style narratif immersif et lyrique qui préfigure certains aspects du gonzo.
Lester Bangs
Dans le domaine de la critique musicale, Lester Bangs est souvent considéré comme l’un des plus grands représentants du gonzo. Ses chroniques pour des magazines comme Creem ou Rolling Stone sont devenues légendaires pour leur style acerbe et déjanté, où il n’hésitait pas à s’inclure dans ses articles. Ses critiques musicales, notamment de groupes comme The Stooges ou Lou Reed, sont des plongées passionnées et subjectives dans l’univers du rock’n’roll.
P.J. O’Rourke
Journaliste politique et satiriste, P.J. O’Rourke a utilisé le style gonzo pour analyser les grands événements politiques de son temps. Dans Parliament of Whores (1991), il décortique la politique américaine avec un humour cinglant et une approche personnelle, tout en usant de l’ironie pour souligner l’absurdité des institutions.
Et bien d’autres encore, mais comme je ne suis pas en train de faire une thèse et que j’ai de l’eau qui bout pour les pâtes de ce midi, eh bien, vous irez fouiller vous-même, mes p’tits loups !
Une arme à double tranchant
Ok dit comme ça, ça a l’air tout facile ! Eh bien non ! Quête effrénée de vérité brute et d’immersion totale, le gonzo peut s’avérer une arme à double tranchant.
- D’abord, l’implication personnelle que le style gonzo exige peut entraîner un brouillage des limites entre le reporter et le sujet. Partie prenante, le journaliste s’expose au risque de perdre son recul critique, voire d’altérer la réalité qu’il cherche à documenter. En somme, il n’observe plus seulement l’événement : il y participe, ce qui peut mener à des récits intensément captivants mais subjectifs, où le prisme personnel efface parfois l’objectivité.
- Qui dit journalisme gonzo dit pression psychologique considérable pour un reporter qui va rechercher des contextes extrêmes, prise de risques inconsidérés, consommation d’alcool, de drogues. Hunter S. Thompson s’est littéralement détruit à petit feu, idem pour Lester Bang.
- Sur le plan de la crédibilité, le style gonzo remet en question les normes journalistiques traditionnelles basées sur la vérification des sources et la recherche d’exactitude. Cette liberté d’interprétation peut prêter à confusion pour le lecteur, qui se demande où se situe la frontière entre le réel et la mise en scène. À une époque où la désinformation est omniprésente, cette ambiguïté du gonzo peut parfois desservir la cause de l’information en brouillant les repères.
- Le style gonzo flirte carrément avec l’égocentrisme, le journaliste devenant autant le sujet de son article que l’événement lui-même. Cette focalisation sur le “je” peut détourner l’attention des faits pour glorifier la plume de l’auteur, transformant le reportage en un acte de performance à la limite de la branlette littéraire plus qu’en une véritable enquête.
On dira ce qu’on voudra : le journalisme gonzo a eu un impact considérable sur la manière de raconter l’information. En rompant avec l’objectivité classique, il a dynamité les codes, traçant la voie à une nouvelle forme de reportage, plus personnelle, plus immersive, plus provocante aussi. Littérature, cinéma, la gonzo attitude a fait tâche d’huile. Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, où tout le monde peut devenir son propre narrateur, le journalisme gonzo constitue une source d’inspiration pour de nombreux créateurs de contenus qui cherchent à s’affranchir des conventions, à raconter le monde autrement. Mais voilà : est-ce que trop de gonzo (pas forcément de bonne qualité en prime) n’est pas en train de tuer le gonzo ? Question métaphysique à méditer !
Et plus si affinités ?
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