Christophe Honoré n’en est pas à son coup d’essai. Le metteur en scène, cinéaste et écrivain, s’est déjà frotté aux fantômes du passé. Dans Nouveau Roman, spectacle monté à la Colline en 2012, il convoquait une génération d’écrivains. Mais cette fois ci, Les Idoles semble raconter une histoire plus personnelle. En faisant dialoguer sur le plateau Jean-Luc Lagarce, Bernard-Marie Koltès, Hervé Guibert, Serge Daney, Cyril Collard et Jacques Demy, six artistes majeurs des années 80/90, tous fauchés par le SIDA, le metteur en scène parle de ceux qui l’ont construit, lui ont montré la voie et dont il semble l’héritier. D’une époque aussi, où le SIDA faisait peur et honte, et où la question de l’aveu prenait toute sa place
Jours étranges
Cela commence par un morceau de The Doors, « When the music’s over ». Et par cette phrase d’Ezra Pound « Ce que tu aimes bien est ton seul héritage ». Chacun danse dans son coin, puis tous ensemble, la même chorégraphie. Arrive alors la voix de Christophe Honoré. Un long récit, qu’ils écoutent attentivement. C’était un jour de 1993, dans les sous sol du centre Georges Pompidou. Christophe Honoré raconte comment il a rencontré la grâce lors d’un spectacle de Dominique Bagouet, Jours étranges. Une époque où, peu de temps après être monté à Paris de sa Bretagne natale, il voulait tout voir, tout embrasser.
S’assumer aussi en tant qu’homosexuel dans une société où c’était compliqué. Où les homos formaient un « groupe à risque ». Terrible opprobre qu’Honoré a lui même porté, se sentant dépositaire malgré lui d’un secret inavouable. Époque aussi où il s’est aperçu que tous les artistes qu’il allait aimer venaient juste de mourir. C’est donc ce moment juste après la mort dont il est question ici. Avec cette interrogation impossible : que seraient devenus ces êtres aimés s’ils n’avaient pas disparu ? S’ils se rencontraient aujourd’hui, de quoi parleraient-ils ? Question d’autant plus déchirante qu’ils sont pour la plupart morts jeunes, et en pleine gloire.
Mauvais sang
Il faut d’abord se rappeler de quoi l’on parle. Les années SIDA, la découverte du virus, le « cancer gay », les actions coup de poing d’ACT UP, des « nuits fauves » qui ont marqué toute une génération… Et se remémorer à quel point ceux qui ont dévoilé leur séropositivité étaient alors des parias. Pour la plupart, ces six auteurs et critiques de théâtre et de cinéma, emblématiques de cette époque, ne se sont pas fréquentés dans la vraie vie, mais Christophe Honoré va les lier dans un même destin. Comme s’ils avaient tous fini dans le même paradis, ou le même enfer, en l’occurrence un entrepôt déserté, à la fois lieu de passage, lieu de drague et lieu de l’au delà où ils vont se parler, se séduire, s’aimer, s’invectiver.
Raconter comment ils en sont arrivés là, comment ils ont vécu leur maladie, la mort des proches, et le secret du Sida, lourd à porter pour le metteur en scène Jacques Demy, dressé comme un étendard pour le cinéaste Cyril Collard et l’écrivain et journaliste Hervé Guibert. Ils vont remettre en question leur art, leurs choix, leur militantisme, leur égocentrisme aussi, et se demander finalement ce qu’ils ont laissé, au delà de cette image figée pour l’éternité, comme une marque indélébile, d’artistes morts du Sida.
Nostalgie de ce qui n’a pas été
C’est donc bien une fiction à laquelle nous assistons mais où tout semble vrai. Où les visages sont interchangeables, où les femmes jouent des rôles d’hommes sans que la question du rapport à la réalité se pose. Dans ce travail de composition, la comédienne Marlène Saldana excelle dans le personnage d’un Jacques Demy irascible, ne voulant rien dévoiler de sa maladie et qui part dans une danse endiablée comme pour tromper son monde. Son secret si lourd à porter, il l’emportera dans sa tombe, et il sera dévoilé bien plus tard par celle qui fut sa compagne, Agnès Varda.
Cela raconte aussi d’autres destinées, celle de Rock Hudson première star à avoir dit qu’il avait le SIDA, les derniers moments de Michel Foucault racontés par Hervé Guibert dans son livre A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Liz Taylor et son combat pour les malades. Un joyeux mélange des genres qui ne doit pas cacher une profonde nostalgie de ce qui n’a pas été, de ce qui n’a pas pu advenir de ces artistes et d’une époque qui restera fondatrice. Christophe Honoré semble dire de façon terrible : tout a existé avant moi, j’arrive trop tard. Et s’ils n’étaient pas morts, est ce que je serai devenu ce que je suis? D’où cette urgence de parler, de témoigner de cette perte, comme dans son dernier film, le superbe Plaire, aimer et courir vite.
Les Idoles pourrait presque en être la suite. C’est aussi une façon d’exorciser un héritage lourd, ces six figures élevées au rang de génies. De tuer non pas le père mais les amants. De les faire tomber de leur piédestal. Et de profaner leur tombe.
Et plus si affinités
https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2018-2019/spectacles-1819/les-idoles