« Putain, ils ont foutu le feu ! Ce concert, quel bordel ! » « Bidule ce soir a déclenché la furie » « Chosemachinchouette a décidément secoué le festival » … ce genre de titres racoleurs, on en lit maintenant à longueur de chroniques concert, autant d’éléments de langage qui fleurent bon la rébellion sympatoche et bobo, relayant l’illusion d’un frisson rock propre sur lui, la frénésie qu’on vit désormais bien à l’abri dans le confort de manifestations ultra encadrées, sécurisées comme des maternelles un jour de rentrée des classes (à raison vu le contexte actuel). Rien à voir avec l’intrinsèque chaos libertaire des 70’s quand tout fut inventé … puis détruit. Une genèse faite d’ivresse, de came, de sueur et de sang, débutée dans l’alégresse hippie de Woodstock, éventrée à coup de queue de billard dans le désert glacé d’Altamont deux ans plus tard.
Altamont, un circuit de courses automobiles, paumé au fin fond de nulle part, une casse pour bagnoles, un trou, pire un cloaque abandonné de l’humanité : c’est là que plus de deux cent milles personnes vont se rendre, en bagnole, à pieds, des mômes, des couples, des potes, pour assister au dernier concert de tournée des Rolling Stones, en clôture d’un festival gratuit rameutant le gratin de la scène rock américaine, Grateful Dead et Jefferson Airplane en tête. Nous sommes le 6 décembre 1969 et ce live va sonner de manière tragique la fin du summer of love, l’explosion du peace and love, l’avortement des illusions pacifiques, la fin de la grande entente hippie.
Au terme de ces 24 heures de cauchemar, on relèvera quatre cadavres dont un gamin poignardé et battu à mort devant la scène, sous les yeux d’artistes impuissants, parfois eux-même passés à tabac par les Hell’s Angels engagés dans le service d’ordre. Pire qu’un ratage, une catastrophe, Altamont doit être lu comme un cataclysme culturel et social, doublé d’une escroquerie intellectuelle. C’est ce phénomène que Joel Selvin s’applique à autopsier avec rigueur et colère, comme le ferait un légiste du corps d’un enfant supplicié, dans l’excellent ouvrage Altamont 69 – Les Rolling Stones, les Hell’s Angels et la fin d’un rêve.
D’une plume implacable, il retrace la chronologie qui va aboutir à ce séisme dont on ne mesurera les conséquences qu’après. Car la déflagration courut sur plusieurs années en aval, emportant bien des destins et des vocations dans l’onde de choc. Tout y passe avec une minutie d’enquêteur maniaque : le contexte, les circonstances, les malentendus, les contretemps, les ambitions et les avidités contraires, dans cette industrie du rock alors émergente qui déjà puait son enrichissement et son formatage bon teint. « There’s no business like showbusiness » c’est pourquoi « the show must go on » à n’importe quel prix, peu importe la sécurité du public, et le respect de soi-même.
Critique musical pointu et exigeant, Selvin ne laisse rien échapper d’une équation des plus opaques, et l’on frémit à chaque page en voyant se constituer l’infernale mécanique, inexorable, qu’on aurait pourtant pu empêcher si l’on avait tenu compte des signes de la fortune, ces indices annonciateurs de la fatalité : un groupe en urgence d’argent, une organisation complètement inepte, des profiteurs de tous bords, un public défoncé à toutes les drogues les plus pourries possibles, l’absence de secours, de voies de dégagement, de points de ravitaillement, une logistique absurde, et ces Hell’s Angels bourrés de bière et de psychotropes, ingérables, emplis de brutalité primale.
Qui est responsable ? Voici la question et Selvin ne se prive pas d’enfoncer les Stones qu’il juge avec sévérité, démontant une stratégie de communication qu’ils payèrent avec le sang d’autrui. On peut émettre des réserves, néanmoins son analyse tient la route, car elle englobe tout un système, un marché qui n’a aucune pitié, où l’amitié et l’éthique sont inexistants. Comme mémoire dece fiasco, le film Gimme Shelter des frères Maysles, censé consacrer Mick Jagger et ses boys au pinacle de la gloire sonne le glas d’une époque. On en a la gorge nouée, devant un tel gâchis. Reste ce livre exemplaire, qu’on dévore d’une traite, qui vous retourne les tripes et frappe l’esprit par la parfaite maîtrise que l’auteur a de cette époque, de ses codes, de ses dysfonctionnements, portant en son sein sa mort programmée.
Et plus si affinités
http://www.payot-rivages.net/livre_Altamont-Joel-SELVIN_ean13_9782743639952.html