La phrase est de Dominique de Villepin. Jean-Luc Raffarin évoque quant à lui « une magnifique machine à broyer », Michel Rocard « un enfer gestionnaire », Édith Cresson « une fonction sacrificielle », Raymond Barre « un harassement continuel ». Tous propulsés Premiers ministres à un moment de leur carrière, ils ont connu la réalité d’une fonction qui n’a rien d’une sinécure, loin de là. La journaliste Raphaëlle Bacqué leur a demandé ce qu’ils pensaient après coup de leur parcours, interrogeant par ailleurs Édouard Balladur, Alain Juppé, François Fillon, Laurent Fabius, Lionel Jospin, Pierre Mauroy ou Pierre Messmer. Leurs souvenirs comme leurs analyses se font écho dans les pages de L’Enfer de Matignon. Un enfer pavé de bonnes intentions et parsemé d’épines.
Gérer la France : un casse-tête sans fin
Car gérer la France s’avère pour le moins complexe et épuisant. Raphaëlle Bacqué met en lumière la complexité d’une telle tâche : la fragilité permanente de l’économie, les crises sociales et diplomatiques qui s’enchaînent, les grèves à répétition. Bref, un casse-tête sans fin. À peine nommé, chaque Premier Ministre voit son enthousiasme et sa fierté d’avoir été choisi se heurter à une réalité implacable. Les dossiers en cours sont là, qui l’attendent sur le bureau de ses prédécesseurs.
Il faut endosser la charge d’un coup, en 24 heures, sans aucune transition, comme on sauterait à l’aveugle dans un train lancé à 200 km/h. À partir de cet instant, plus aucun répit. Les réformes ambitionnées se transforment en batailles acharnées, les résistances jaillissent de toutes parts, y compris dans sa propre majorité, voire de la part de ses collaborateurs, quand il ne s’agit pas carrément du Président lui-même avec qui il faut composer. Et puis il y a les médias qui vous portent au pinacle avant de joliment vous démolir.
Gouverner, vaciller, s’user
La communication constitue à elle seule un défi permanent. Bacqué décrit avec finesse les difficultés rencontrées par les Premiers ministres pour faire passer leurs messages, contrôler leur image, éviter les faux pas. Il suffit parfois d’un mot, d’une photo pour que tout parte en vrille, écornant l’image du PM dans des proportions gigantesques et totalement inappropriées. C’est d’ailleurs souvent dans ces moments-là que l’on voit les carrières politiques vaciller.
Tous en témoignent avec humour, philosophie, amertume, agacement. Tous disent l’épuisement mental et physique, le manque de recul, l’exigence, le besoin de se reposer sur des proches de confiance, l’impact sur l’entourage intime. Aucun n’est ressorti indemne de ces mois passés à Matignon, pourtant aucun n’a craqué, acceptant le job, le faisant au jour le jour avec constance malgré les soucis et son lot de surprises et d’anecdotes.
Une sensation de vide
C’est l’un des aspects les plus fascinants du livre que ces souvenirs racontés avec sérieux, détachement, émotion. Le Premier ministre reste un être humain, avec ses espoirs, ses ambitions et, bien sûr, ses désillusions. Peu importe sa famille politique, il ressort de l’aventure broyé par la machine étatique, les jeux d’influence et les coups bas, avec le sentiment exaltant d’avoir accompli certaines choses certes, mais surtout une sensation de vide qui confine au burn-out, à la dépression.
Raphaëlle Bacqué, d’une plume aussi précise que vivante, rapporte ces épisodes politiques comme s’il s’agissait d’un parcours de vie, ponctué d’étapes clés, de facettes incontournables : depuis la nomination jusqu’à la disgrâce, elle aborde la prise en main de la fonction, la constitution du gouvernement, le management des potentiels, les relations avec Bercy, la présidence, l’Intérieur, le parti et la majorité, l’envie de devenir soi-même président…
Les coulisses du pouvoir à la française se découvrent ici, décrites avec précision et perspicacité par ceux qui en furent les orchestrateurs… et les victimes. Ainsi, L’enfer de Matignon n’est pas seulement un livre sur la politique, c’est une leçon immersive sur la réalité tumultueuse, brutale et souvent cruelle du pouvoir.
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