Tirant la carriole sur laquelle il a entreposé les quelques meubles hérités de sa défunte mère, Etienne débarque un petit matin à Paris… pour tomber sur un cadavre ! Un jeune homme blond, presque un adolescent, que son assassin a éventré avant de le suspendre au faîte de la colonne Vendôme, la tête en bas. Voici le point de départ de L’homme aux lèvres de saphir, qui a tout du roman policier classique, sauf que c’est un leurre, et quel leurre ! Une magistrale fessée littéraire signée Hervé Le Corre, qui s’impose ainsi comme une plume particulièrement acérée du polar à la française.
Les Chants de Maldoror comme programme de destruction
Très vite dans cette histoire, ce n’est pas tant l’identité du tueur (en série, bien évidemment) qui importe que le climat dans lequel il évolue. Nous sommes en 1870, et Etienne débarque de sa Touraine natale dans un Paris haussmannien partagé entre les richesses étalées d’une bourgeoisie qui se croit tout permis et la misère de ses quartiers ouvriers où pullulent les mômes abandonnés, les voyous et les putes. Faisant le grand écart entre ces deux univers, les flics, qui ferment les yeux sur les turpitudes de ces beaux Messieurs de la haute, habitués des bordels et de la corruption, mais se lâchant sans complexe quand il s’agit de traquer ce qu’ils appellent “la canaille”, la pègre et surtout les opposants politiques, ces “rouges” issus du bas peuple qui veulent l’égalité.
Autant dire que dans ce contexte de lutte des classes, la rousse n’est absolument pas outillée pour chasser un tueur en série d’autant plus efficace que :
- on ignore alors tout de ce type de profil meurtrier ;
- les argousins ne veulent surtout pas remettre en cause leurs bonnes vieilles méthodes ;
- notre tueur tire son inspiration des écrits hautement sulfureux d’un certain Lautréamont.
Notre éventreur de blonds angelots va même jusqu’à mettre en application le programme de destruction listé dans Les Chants de Maldoror dont il se veut un ardent ambassadeur.
Paris au bord de l’explosion
Pour tenter de stopper ce monstre, Etienne, ses potes ouvriers, sa petite amie issue du ruisseau, un jeune inspecteur un peu plus ouvert intellectuellement que ses collègues, une prostituée qui n’en peut plus d’écarter les cuisses pour assouvir les fantasmes de ses riches clients. Cela fait peu, surtout dans cette capitale au bord de l’explosion sociale, dans l’éclat trompeur du Second Empire mourant. Bientôt, il y aura la guerre, la Débâcle puis la Commune. Puis l’arrivée du XXᵉ siècle avec sa longue cohorte d’horreurs que notre assassin prophétise avec délectation :
“Maldoror fait homme, ange déchu bien campé sur ses jambes et résolu à annoncer aux humains l’avènement d’une ère nouvelle qui obligera Dieu lui-même à s’arracher les yeux pour n’en pas voir les sublimes ignominies, à se crever les tympans pour ignorer les hurlements des damnés pris dans des ténèbres de souffrance qui ne devront rien aux superstitions religieuses ni aux imageries grotesques”.
Une injustice constante et toujours d’actualité
Surfant entre l’argot populaire et la verve zolienne, l’emphase d’Isidore Ducasse et la poésie de Baudelaire, Hervé Le Corre nous immerge dans un univers où la violence est omniprésente, l’injustice constante. De rares instants de douceur, d’amour, de tendresse transparaissent dans ce ciel de ténèbres, pour illuminer un cloaque dégoutant et désespéré.
Aucune pitié ni dans le traitement du sujet, ni dans l’évolution des personnages, ni dans l’issue de cette histoire qui semble d’une actualité terrible. Aujourd’hui, rien n’a changé. On continue à crever de faim, et les nantis s’en prennent aux plus faibles sans aucun scrupule. C’est le tour de force du livre de Le Corre que de nous tendre ce miroir révélateur et de nous piéger dedans.