Chers lecteurs qui suivez nos publications, il ne vous aura pas échappé que, régulièrement, nous évoquons les spectres de l’intolérance et de la barbarie. La lecture du très court roman épistolaire de Katherine Kresmann-Taylor s’impose pour démonter les mécanismes de cette violence. L’autrice y analyse avec intransigeance le processus de décomposition des esprits, des relations, des respects engendrés par ces fantômes mortifères.
Des amis de longue date
Martin et Max sont amis et associés, de longue date. Marchands de tableaux, installés aux USA, ils ont grandi ensemble, forment une fratrie de cœur, le second servant d’oncle aux enfants du premier. Des secrets, ils en ont, leurs techniques de vente qui sont autant d’embobinages, la passion adultère de Martin pour la petite sœur de Max, … bref des intimes, des vrais, qui ne se jugent pas, s’acceptent, s’aiment…
Jusqu’au jour où Martin repart dans leur pays d’origine. Pour accroître le business, monter une filière de vente d’œuvres d’art. Et permettre à ses mômes de grandir dans leur patrie. L’Allemagne. Dans les années 30. Il trouve très vite une place élevée dans cette société vampirisée par la crise, où la misère a trop courbé les échines, où sa fortune lui confère immédiatement le respect dans cette nation avide d’espoir. Un espoir apporté par un obscur politicien appelé Hitler.
Un fanatisme grandissant
Et Max de demander régulièrement à Martin ce qu’il en est de l’état de leur pays. Et de lettre en lettre de voir son ami, son complice, se transformer, durcir le ton, devenir coupant, insultant même. Car Max est juif. Et être l’ami d’un Juif quand on est devenu un notable allemand inscrit au parti nazi, c’est très mal vu. Vous avez ici exposé la mécanique de ce livre d’autant plus génial qu’il est publié en 1938. Soit deux ans avant la Seconde Guerre Mondiale.
Deux ans avant ce cortège d’horreurs engendrées par la folie meurtrière, la certitude d’être les meilleurs, les seuls, la race supérieure. Les détenteurs de la vérité prêts à asservir autrui, à exterminer ceux qui ne leur ressemblent pas, qu’ils jugent inférieurs. La force de ce récit exemplaire repose sur la dissolution de cette amitié au fur et à mesure que le fanatisme grandissant de Martin s’exprime, fanatisme d’abord dicté par le profit et le désir de puissance sociale, très vite assimilé comme une fierté, une revendication.
Une métamorphose rapide
Il n’y aura pas de dialogue. Il n’y en aura plus, et l’intransigeance ira jusqu’au meurtre d’une innocente. Meurtre qui appellera la vengeance. C’est le deuxième versant de cette correspondance devenue folle, le versant inattendu, surprenant qui fait basculer le roman dans l’univers du suspens, du polar. En nous faisant pénétrer l’intimité de ces tragédies personnelles, reflet de la décomposition d’un pays plongeant dans l’abîme de l’intolérance et du racisme, ce livre introduit un élément fondateur de l’anxiété croissante : le timing.
Les datations des écrits montrent la rapidité avec laquelle les relations amicales des deux épistoliers se décomposent, tandis que la situation politique se désagrège, que l’Allemagne se ferme, impose la propagande et la censure, la surveillance des individus puis la liquidation en masse des boucs émissaires. Et l’on est frappé du changement de discours de Martin qui en vient à légitimer la théorie des races inférieures à exterminer, car c’est un mal nécessaire. Il aura fallu quelques mois à peine pour assister à cette métamorphose irréversible.
Et d’un coup les mutations de la pièce Rhinocéros de Ionesco de sembler beaucoup plus compréhensibles. Et terribles. Car avérées et universelles. Vécues partout au Vietnam, au Rwanda, en Serbie, à Sarajevo, au Chili, en Turquie, en Iran… Au travers du temps, peut-être aujourd’hui même à l’œuvre en nous, lâcheté, confort, appât du gain, paresse, peur, … Sauf que désormais, nous savons. d’où l’urgence constante de lire et relire Inconnu à cette adresse, pour prendre conscience de façon absolue.
Merci à Noémie qui m’a offert ce livre.