La nuit va nous perdre, c’est l’histoire de Jean-Charles Dupuy, DJ emblématique du Bus Palladium 20 années durant. Ou comment un ado de Courbevoie est devenu un « passeur de musique » historique au début des 80’s, une période clé du clubbing dans un lieu mythique de la fête parisienne. Sauf que la première séquence de ce récit dantesque débute… dans une baignoire.
Un livre à facettes multiples
Une baignoire dans laquelle le narrateur gît à moitié à poil, entravé et bâillonné, terrorisé de surcroit. Parce qu’il vient de se faire braquer dans un appart qui n’est pas le sien, qu’il est menacé… et qu’il est en manque. Intro en fanfare donc pour le récit d’une vie flamboyante où la passion flirte avec le sordide. Comme tant d’autres, J.P. Dupuy se fait avaler par la folie des nuits de Pigalle ; il y brille par son talent de DJ, mais il aurait pu y rester. Aujourd’hui, clean après bien des souffrances, il aide les toxs en quête de rédemption. Il mesure sa chance… et la raconte dans ce bouquin magnifique.
Un bouquin à facettes multiples comme les boules disco qui illuminent le dancefloor. La nuit de Dupuy nous perd dans un labyrinthe fascinant, où ce jeune garçon croise un nombre incroyable de célébrités, avant d’en devenir une. Rockers et vedettes pop, stars du grand et du petit écran, businessmen et politiciens, tous se pressent au Bus Palladium pour s’y amuser. Cela nous vaut une galerie de portraits savoureux sertis d’anecdotes piquantes, de moments vécus chéris comme des petites victoires. Côtoyer cette jet set est une victoire en soi pour le gamin introverti qu’est Dupuy. Enfermé dans sa cabine face à ses platines, il découvre la puissance du son.
Les entrailles du Bus Palladium
On ressent alors son exaltation, la prise de conscience du talent et de la passion. Dupuy exprime avec justesse ce qui définit l’excellence d’un DJ :
- une connaissance pointue des différents types de musique, des sorties, des artistes, vedettes ou plus confidentielles, dans une période particulièrement prolixe
- une perception hors normes, ultrasensible de l’effet qu’auront ces morceaux sur le public
- un sens du rythme, de l’ambiance, de l’impact des harmonies et des cadences sur l’état physiologique et mental de ceux qu’on veut faire danser.
Chaque soir, Dupuy accroche son public par l’oreille avec de l’attirer sur la piste pour une folle nuit orgiaque arrosée de champagne.
C’est ainsi l’occasion de découvrir les entrailles du Bus Palladium, son fonctionnement sous l’impulsion d’une équipe très particulière composée de profils atypiques et hauts en couleurs, où les dames jouent un rôle dominant, de logisticiennes et de créatrices. Qu’est-ce qui fait l’aura d’un club, sa spécificité ? Comment rester à la page ? Comment maintenir l’attirance de la clientèle dans un Paris nocturne où la concurrence est féroce ? Dans un quartier chaud où la pègre est très active, sans jamais se cacher ? Comment naviguer dans ce marigot sans se faire bouffer par les prédateurs qui pullulent, gangsters, proxos, dealers ?
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Une caverne post-socratique
Dealers… c’est là que ça va capoter. Doucement mais sûrement, Dupuy l’hypersensible va glisser dans la came. Pour tenir la cadence de cette vie décalée. Pour se consoler de voir sa vie amoureuse s’effriter. Pour tromper la solitude. « La nuit va nous perdre » : menaçant à plus d’un titre. Derrière l’enthousiasme, la déchéance. Lente, pernicieuse mais certaine. L’intro nous y prépare, cash et sans ambiguïté, on sait que ça a merdé ; reste à savoir pourquoi et comment. Comment on plonge, comment on s’en sort. Un miracle : beaucoup n’ont pas eu la force de caractère de Dupuy, sa chance, chacun jugera.
S’il raconte l’éclat des nuits parisiennes, il témoigne aussi de leur impact létal. De la difficulté d’en réchapper.Pas une rédemption, plus une expérience de vie, d’abord sublime puis qui s’assombrit tandis que le temps, les modes passent. La mutation presque alchimique de l’être, qui reflète les différentes phases d’existence d’un individu porté au pinacle, précipité dans les abysses, puis remontant progressivement à la surface, riche des victoires emportées sur ses démons, méfiant face à ces blessures qui pourraient se rouvrir, s’il venait à replonger. Le Bus Palladium, comme caverne post-socratique ? Cette blague ! Et pourtant…
On y voit l’homme moderne s’enchaîner à ses lubies, s’aveugler aux feux d’une sarabande dévoratrice. Un temple trompeur, où l’on a vécu la célébrité, la reconnaissance, l’épanouissement, mais qu’il faut fuir pour survivre, car on y a tout détruit ? Pas de réponse, bien sûr. Pas de questions non plus. Juste une histoire captivante et troublante à la fois, où l’on se perd avec un plaisir intense, rare, tandis que se superposent l’histoire d’une époque, l’histoire d’un lieu, l’histoire d’un homme.
Et plus si affinités
Pour en savoir plus sur le livre La nuit va nous perdre, consultez le site d’Editis.