La biographie est un exercice complexe pour les historiens : comment demeurer juste et distancé, ne pas prendre parti, ne pas biaiser sur certains événements ? Comment ne pas se laisser aveugler par l’admiration, la haine, le dédain ou l’indulgence générés par le personnage dont on décortique le parcours ? Comment demeurer objectif face à un sujet dont on ne peut maîtriser toutes les facettes, dont la vérité nous échappe, car elle n’est pas une et indivisible, mais l’écho de plusieurs approches, comme l’a très bien expliqué Pirandello dans sa pièce A chacun sa vérité. La chose est encore plus flagrante quand ce sont des proches qui racontent leur version d’un être de prestige dont ils ont découvert le visage secret, intime. Pour preuve, les livres Karl et moi et Madame Cardin, dont nous recommandons chaudement la lecture croisée, pour différentes raisons.
Karl et moi – Baptiste Giacobini
Écrit en 2020 par Baptiste Giacobini avec l’aide de l’écrivain et journaliste Jean-François Kervéan, Karl et moi évoque la relation que le jeune modèle a entretenue avec Karl Lagerfeld. Une relation affective très forte, doublée d’une gratitude sans borne pour ce mentor prestigieux, presqu’un père, qui le découvrira, le protégera, le mettra en lumière, l’éduquera intellectuellement. En évoquant son entrée dans cet univers très confidentiel, l’adoubement dont il fut l’objet émerveillé, son émergence dans le monde très concurrentiel du mannequinat, le soutien inconditionnel du couturier, Giacobini donne à voir un Lagerfeld intime d’une grande douceur, compréhensif, à l’écoute, le cœur sur la main. Une image qui tranche avec l’aura médiatique du Kaiser de la mode, jusque dans l’évocation de la maladie, la peur latente de la mort, les caprices aussi, ainsi le détournement de la désormais célèbre Choupette, chatte adorée que Giacobini dût céder à Lagerfeld qui s’en était entiché.
Madame Cardin – Sylvana Lorenz
Sorti en 2021, Madame Cardin dévoile l’intimité qu’entretenait Sylvana Lorenz, auteure du livre, avec le grand couturier Cardin. Une intimité telle que l’entourage du créateur avait bombardé la chargée de communication de la maison Cardin au rang d’épouse, par moquerie et par envie. Là aussi, c’est un amour inconditionnel qu’on découvre page après page, une fascination sans borne pour un génie qui va épauler la jeune galériste, l’intégrer dans son entourage professionnel, partager avec elle des moments de complicité, des confidences, des instants de vie, agréables ou non du reste, car évoluer dans l’entourage de Cardin pouvait s’avérer complexe. Après avoir signé une biographie du créateur en 2006, Sylvana Lorenz aborde le sujet de son point de vue personnel, en évoquant ses ressentis, ses comportements, ses interactions avec un personnage aussi séduisant que complexe dans ses attitudes, sa gestion des relations.
Par-delà l’épaule du grand homme
Sur les couvertures des deux livres, des photographies comme preuves de cette relation privilégiée, intimité traduite par un sourire éclatant, une attitude recueillie, comme si chacun des auteurs avait intégré l’attitude du mentor, servi de miroir. Une manière de s’affirmer comme dépositaire d’une mémoire, en regardant par-delà l’épaule du grand homme, avec joie et humilité. Sylvana et Baptiste ont ceci de commun qu’ils pénètrent le monde des deux grands empereurs de la mode en candides ; ils ignorent tout des rouages économiques de ces entreprises mondiales, n’ont aucune idée de l’atmosphère de concurrence qui règne dans ces cours modernes. C’est avec beaucoup de fraîcheur qu’ils racontent leur expérience, leurs émotions, les enseignements qu’ils en tirent.
Une vibration authentique
C’est que dans ces lignes, Cardin comme Lagerfeld apparaissent comme des pédagogues, des initiateurs qui transmettent leur savoir-faire en dévoilant leur parcours à ces favoris en qui ils ont confiance. C’est un aspect d’autant poignant qu’il dévoile l’incroyable solitude de ces génies modernes, enfermés dans une intelligence certes féconde, mais incompréhensible du commun des mortels. On en perçoit les particularités au travers de ces anecdotes, parfois joyeuses, parfois douloureuses. D’aucuns trouveraient ces témoignages déplacés, intéressés, de très faciles succès de librairie faits pour racoler la ménagère en quête de paillettes et de frissons ; c’est oublier que ces récits apportent une touche de vécu, une vibration authentique que les biographes officiels n’injecteront jamais dans leur approche.