1835 : Donizetti boucle ce qui sera son chef d’œuvre, l’opéra Lucia di Lammermoor. Tragique Lucia, sacrifiée sur l’autel des haines déchirant les clans écossais, forcée au mariage politique, maudite par l’homme qu’elle aime, folle, meurtrière de son époux … Toute une valse de passions destructrices, inspirée par le roman de Walter Scott, et qui flirte délibérément avec l’excès des sentiments. De cette œuvre majeure, le metteur en scène Stefano Poda tire une incantation hallucinatoire et coup de poing, qu’il projette sur les planches de l’opéra de Lausanne comme un cauchemar.
Le cauchemar de Lucia donc, recluse dans la prison de son inconscient, de ses obligations familiales, de la société qui pèse si ses épaules, de ce frère tout puissant qui l’instrumentalise. Dés le premier acte, la frêle héroïne vêtue de rouge est enferrée dans ce cachot qui l’étouffe, la cerne partout où elle va, l’englue dans une toile d’araignée mentale. Une victime en devenir, piégée dans un monde en noir et blanc, condamnée par avance. Poda volontairement avorte l’intrigue, connue des mélomanes du monde entier, pour se pencher sur les mécanismes qui vont aboutir au climax de l’acte III, la grande scène de la démence, point d’orgue du livret, et moment d’anthologie dans l’Histoire de l’art lyrique et du bel canto.
Une prouesse technique pour toute cantatrice qui se respecte, un rôle incontournable que certaines sopranos affrontent comme pour asseoir leur légitimité. Car il s’agit d’un combat, d’une lutte, d’une plongée dans la démesure. Et d’un sacré challenge d’actrice, de tragédienne même, que l’interprète ne peut que relever, sans pour autant sombrer dans le grotesque. Or le risque du dérapage est constant : Lucia, couverte du sang de son mari qu’elle vient de poignarder, arrive dans la salle de cérémonie où l’on célèbre ses épousailles et entonne « Il dolce suono », où elle évoque son amour trahi, le rêve d’une vie heureuse désormais inaccessible … Le décalage est tel qu’on peut très vite perdre le fil de cette héroïne qui n’en a point.
Exercice délicat que la chanteuse néerlandaise Lenneke Ruiten embrasse ici pourtant avec innocence, abandon et oserais-je, délectation, délivrant une prestation stupéfiante et particulièrement crédible. Vêtue d’une simple combinaison blanche immaculée, si menue, si fragile, enfermée de nouveau dans un cube gigantesque cerné par des invités hagards, éclairée de néons crus, elle erre dans cet espace froid avec pour seul compagnon le cadavre écorché de sa victime, qu’elle caresse, qu’elle câline, et doucement, tandis que les notes montent vers les cintres, que les arpèges, les vocalises s’enchaînent dans un torrent mélodique lumineux, la belle se couvre de sang comme si elle en était douchée.
On est saisi, impuissant devant tant de détresse exposée si crûment ; l’héroïne romantique un peu désuète se transforme soudain en une femme dévastée, une souffrance vivante, une faille psychologique qui grandit à vue d’œil, sans qu’on y puisse rien faire. Le traumatisme est montré en pleine action, dévorant tout, emportant cette héroïne dans un puits sans fond. Comment ne pas penser en observant cette séquence atroce et d’une rare modernité, à la chorégraphie du ballet Giselle pensée par Mats Ek ? Nous sommes dans la même démarche, une volonté de casser les codes, de manière irrespectueuse au besoin, pour hausser l’œuvre au-delà du divertissement et de la prouesse artistique, lui donner une valeur, la doubler d’un message fort.
Ici Lucia incarne soudain toutes les douleurs, les fêlures de son sexe, elle devient l’affliction faite femme, et le prix à payer pour avoir dit non : non au mariage forcé, au viol légal, à la marchandisation de l’être, au sacrifice personnel pour sauvegarder l’équilibre du groupe. Et un non éclatant, sans retour, définitif, criminel ??? Au bout du compte, on la qualifie de folle, mais Lucia n’a rien fait d’autre que de tuer celui qui allait la prendre de force, alors qu’elle a été unie à lui contre son gré. Son corps, son âme ont réagi de manière épidermique et radicale. Au final c’est tout le système patriarcal que Lucia égorge, le sourire aux lèvres, dans un chant d’amour insoutenable. Elle le paie de sa vie … et y gagne l’éternité, la voix des anges.
Et plus si affinités
http://www.opera-lausanne.ch/calendrier/saison-2017-18/detail-spectacles/lucia-di-lammermoor.html