Le Malade imaginaire selon Claude Stratz : « une comédie crépusculaire »

The Artchemsist Le Malade Imaginaire 2020

Bénie soit la captation qui a gardé souvenir de cette mise en scène pour le moins inédite. Car la lecture du chef-d’œuvre de Molière par feu Claude Stratz dépoussière largement Le Malade imaginaire, atténuant le côté farce et ballet pour souligner le drame intérieur d’un homme confronté avec ses angoisses de mort. Une comédie crépusculaire menée bille en tête par la troupe de la Comédie-Française, qui, comme à son habitude, réalise ici un sans-faute.

De la peur à l’anxiété

Le Malade imaginaire, nous avons déjà eu l’occasion d’en parler précédemment : « Satire décapante et un brin scatologique des pratiques médicales de l’époque, la pièce est aussi une exploration des peurs et des obsessions humaines, comme seul Molière est capable d’en écrire une » expliquions-nous dans l’article « Le Malade imaginaire de Molière : autopsie d’un mythe dramaturgique ».

Ce sont justement ces peurs qui prennent possession du plateau dans la mise en scène emblématique de Stratz, datée de 2001, depuis jouée plus de 500 fois, inscrite dans les tablettes de la Comédie-Française. Ces peurs tournent à l’anxiété latente pour un Argan persuadé qu’il porte la mort en lui, au point de se détourner de son entourage, de le violenter constamment.

Une pure émanation de Beckett ou Ionesco

Dans un décor rongé qui laisse entrevoir des splendeurs passées, ce anti-héros absolu de l’hypocondrie portée au rang d’art de vivre, se complaît dans un laisser-aller qu’entrecoupent ses crises de colère. Colère qui l’amène à porter la main sur sa petite Louison et d’être persuadé de l’avoir gravement blessée alors que la petite feint un évanouissement, d’où un désespoir notable.

Seul dans sa chaise de malade vermoulue, Argan semble ici échappé d’une comédie sociale de Goldoni à moins qu’il ne se soit évadé du théâtre de l’absurde. Une pure émanation de Beckett ou Ionesco, Hamm de Fin de partie, Bérenger Ier dans Le Roi se meurt. Terriblement fragile, perdu, riche certes, mais faible et manipulable : par ses médecins, par sa femme.

Une biche au milieu des fauves ?

Une biche au milieu des fauves ? Il faudra le traitement de choc de Toinette, la servante fidèle et ingénieuse qui veille au grain sur les intérêts de cette petite famille qu’elle considère sienne, pour remettre un peu d’ordre dans la cervelle de notre malade imaginaire. Les enjeux sont énormes.

Il s’agit de l’empêcher de ruiner l’avenir sentimental de sa fille aînée Angélique par un mariage inapproprié avec Diafoirus junior, d’éviter la dilapidation de sa fortune par don à une épouse ingrate, des médecins avides et un brin escrocs. Et cela, la mise en scène de Stratz le met particulièrement en évidence au point d’en gêner le spectateur qui rit jaune aux facéties de toute cette smala.

Le spectre de la Covid

Car plane au-dessus de la version 2020 le spectre de la Covid qui s’invite bien évidemment à la fête. Et donne une coloration encore plus morbide à la pièce. Masqués, les acteurs jonglent avec le virus, l’atmosphère de panique et d’incrédulité qui règne alors. Qui des politiques, des médecins, des influenceurs a raison ? Qui faut-il croire ? Que faire ? Comment se protéger ? Comment se soigner ?

À la lumière de la pandémie, le discours moliéresque se tente d’autres nuances : les tentatives de Béralde, l’honnête homme équilibré par excellence, pour raisonner son frère, résonnent par moment comme une sorte de théorie complotiste, un discours antivax déplacé. Le régime prescrit initialement à Argan par Purgon s’avère somme toute équilibré et sage (viandes blanches, moins de vin), alors que Toinette lui propose bœuf, gras et alcool.

Devenir médecin soi-même ?

Argan n’en est que plus perdu et nous avec. Manipulé, trompé, Argan, magistralement interprété par Guillaume Gallienne qui lui prête sa douceur, sa vibration intérieure, son émotivité, fait écho à notre propre perplexité. Qui croire, vers qui se tourner, quand on est noyé dans les injonctions contradictoires, les informations douteuses, les contre-vérités, diffusées en continu par les médias, les réseaux sociaux ?

Devenir médecin soi-même ? Même l’intronisation burlesque d’Argan au terme de la pièce perd ici son caractère grotesque, soulignant l’atrocité de la situation. Dépourvus que nous sommes d’interlocuteurs fiables, c’est à nous d’aller chercher le savoir comme nous le pouvons, avec les moyens du bord. Faire acte d’esprit critique sera-t-il possible ? Cela reste à voir. Mais pour sûr, après avoir vu ce spectacle, vous l’aurez compris : nous sommes aujourd’hui tous susceptibles d’être des malades imaginaires.

Et plus si affinités ?

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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