À l’occasion de Rodin – L’Exposition du centenaire au Grand Palais, on se doit de revenir sur la dilection du sculpteur pour la danse qu’il partagea avec Degas, Toulouse-Lautrec, Van Dongen, Archipenko, Brancusi, Kolbe, Gaudier-Brzeska et qu’il transmit à son disciple Bourdelle ou à son admirateur Joseph Bernard. Deux récentes exhibitions, l’une à Berlin (Auguste Rodin und Madame Hanako, au musée Kolbe), l’autre à Londres (Rodin and Dance, The Essence of Movement, à la Galerie Courtauld) ont montré son goût pour la gestuelle moderne, la danse cabaretière et celle dite “primitive”, “libre” (tout sauf académique), à travers ses figures féminines : Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ruth Saint Denis, Valentine de Saint Point, Hanako, etc. Quoique Rodin ait apprécié le sculptural Nijinski dès la première de L’Après-midi d’un faune (mise à plat chorégraphique fondée sur la notion de bas-relief), la rencontre entre les deux créateurs, l’un, établi, sûr de son fait, l’autre, au seuil de la gloire, pour le moins parano, ne produisit pas d’étincelles. La seule trace qu’il en reste est un plâtre lilliputien identifié en 1957 par Lillian Browse.
Ses sculptures, quand elles ne traitent pas de danse ou de mouvement, dégagent une sensation rythmique. Un élément vient toujours déséquilibrer leur aplomb. Si geste il y a, il n’est ni lissé, ni schématisé, mais fondu, recomposé, chaque démembrement du corps étant capté, griffonné, modelé en soi avant de donner naissance aux mouvements synthétiques d’un ballet virtuel. Rodin saisissait la danse sur le vif, comme elle se présentait à lui au cours d’un spectacle, d’une fête, d’une garden party ou, plus au calme, dans son atelier, le modèle prenant la pose. Ou encore via la médiation de la photo : Rodin avait son photographe attitré, Eugène Druet ; il gardait celles que lui envoyait Loïe Fuller; il se procura le numéro de la revue Le Nu académique où figurait Alda Moreno en tenue d’Ève et en équilibre, une jambe derrière la tête. Son processus créatif devint conceptuel, passant du pétrissage de la glaise à la peinture à l’eau, puis aux croquis pris sous divers angles eux, mêmes réduits, par la technique du décalque à la fenêtre, à un seul, subtil ou idéal.
A Berlin, Brygida Ochaim et Julia Wallner ont mis en lumière les bustes, les masques et les dessins d’une finesse absolue que le sculpteur consacra à une danseuse de l’écurie Fuller, Miss Ôta Hisa, alias Mme Hanako, découverte le 14 juillet 1906 à l’Exposition Coloniale de Marseille où il était venu pour les danseuses cambodgiennes dont il s’était entiché au même titre que Cléo de Mérode et Mata Hari. Il l’invita à poser chez lui et la gela en trois dimensions comme il ne le fit d’aucune autre, sensible à la petitesse et à la délicatesse de son corps de geisha, à l’expressivité du visage aux mines tourmentées libérant le pathos. Ses masques en terre cuite ou en bronze éternisent son “regard de mort”. Le catalogue Rodin and Dance rappelle les liens du sculpteur avec Miss Fuller qu’il connut dès avant l’Expo 1900 à laquelle lui aussi contribua, avec l’autre protégée de la danseuse serpentine, Isadora Duncan, qui dansa quasiment nue pour lui, et nous confirme ses rencontres, en 1906 et 1908, avec l’autre grande pionnière de la modern dance, Ruth St. Denis. Il mentionne deux autres modèles qui devinrent ses maîtresses avant de devenir des peintres célèbres, Gwen John et Hilda Flodin et ne s’attarde pas sur ses autres muses par ailleurs connues : Rose et Camille, bien sûr, mais aussi Claire, Gwendola, Nuala, Jeanne, Jelka, Kathleen…
Rodin s’intéressa de près à une artiste de music-hall qui pouvait prendre des poses insensées, un modèle qu’il ne voulait cependant pas qu’on qualifiât d’acrobate : Alda Moreno. L’ayant perdue de vue, il engagea une armée de comparses parmi les rapins montmartrois admiratifs du grand homme qui jouèrent les détectives privés. Il put de la sorte la localiser. Attiré par le nu féminin, il déclara au mécène Harry Graf Kessler : “Il y a des gens qui trouveraient ça obscène. Et pourtant, c’est presque de la mathématique pure”.
Et plus si affinités
http://www.georg-kolbe-museum.de/2016/01/auguste-rodin-und-madame-hanako/
http://courtauld.ac.uk/gallery/what-on/exhibitions-displays/rodin-and-dance-the-essence-of-movement