C’est le seul opéra de Beethoven. Il fallut dix ans au célèbre compositeur pour parachever ce singspiel (pièce chantée en allemand) inspiré d’un drame de Jean-Nicolas Bouilly intitulé Léonore ou l’amour conjugal. Remaniée plusieurs fois, la partition exprime à la fois la profonde détresse d’un musicien sombrant dans la surdité et ses valeurs fondamentales : amour, liberté, loyauté. Ce sont ces valeurs que la version de Fidelio proposée par l’Opéra Comique met en exergue au travers d’une approche résolument moderne.
Fidelio ou l’amour inconditionnel
Fidelio : c’est le nom d’un jeune gardien de prison, récemment engagé par Rocco, le geôlier en titre, qui lui accorde toute sa confiance. C’est que cette recrue est intelligente, zélée, efficace et elle plaît à la fille de Rocco, Marzelline qui adore ce bel éphèbe surgi de nulle part pour faciliter leur sombre quotidien de matons. Rocco et sa fille ignorent que le beau et serviable Fidelio est en fait Léonore, l’épouse de Florestan, cloîtré dans un cachot où le tyrannique Don Pizarro l’a fait enfermer sans jugement.
Tout le monde pense que Florestan est décédé, sauf Léonore qui n’a pu admettre sa mort. Travestie en homme, elle s’est infiltrée dans l’équipe de Rocco afin de retrouver son mari et de le sauver. Elle n’a pas choisi le patronyme de Fidelio par hasard : c’est ainsi qu’elle revendique son amour inconditionnel, sa foi dans l’homme qu’elle a épousé et que jamais elle n’abandonnera. Question : parviendra-t-elle à le libérer alors que Pizarro a décidé de faire liquider cet encombrant captif, tenu au secret de manière abusive et injustifiée ?
Une actualité dérangeante
Tout va se jouer en deux actes, donc dans l’urgence. Au travers de cette intrigue initialement inspirée par un fait divers survenu pendant la période de la Terreur révolutionnaire, Beethoven mêle sa tragédie personnelle (atteint d’une surdité croissante, il se sait condamné à la solitude et au célibat forcé) et l’expression des principes incontournables que sont la justice et la loyauté. Le personnage de Florestan arrêté arbitrairement et coupé du monde symbolise l’isolement du handicap et la liberté bafouée par la tyrannie.
Finalisé en 1814, Fidelio porte donc des thématiques universelles dont le metteur en scène Cyril Teste met en lumière la très dérangeante actualité. Une prison ultramoderne, connectée, des caméras et des écrans partout, des surveillants de noir vêtus, avec casquettes, paraboots, gilets pare-balles et armes de poing, des prisonniers engoncés dans des combinaisons orange, Florestan condamné à l’injection létale : le pénitencier où le héros croupit pourrait se situer à Guantánamo, au Texas, en Russie, en Chine…
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Direction haletante et violence des émotions
Partout où des êtres humains sont opprimés pour leurs croyances, leurs opinions, leur orientation sexuelle, leur origine… La lecture de Teste est d’une perturbante justesse dans cet univers sclérosé où seules filtrent les lumières bleues des moniteurs de contrôle. Pour lutter contre cette barbarie institutionnalisée, faut-il prendre les armes ou miser sur la dénonciation médiatique ? La question est posée au moment où Léonore, formidable Siobhan Stagg, affronte Pizarro (Gabor Bretz) venu tuer son cher Florestan (Michael Spyres).
Le chef d’orchestre Raphaël Pichon intensifie le propos par une direction nerveuse, haletante même, qui souligne l’urgence de la situation, également la détermination d’une héroïne prête à tout. Les gros plans réalisés par le biais des caméras et des écrans disséminés sur scène traquent les émotions des chanteurs, la violence intérieure qui en résulte, la dissonance cognitive qui les déchire, ainsi Rocco (Albert Dohmen), garde chiourme navré par le sort de ses prisonniers, qui cherche à préserver un peu d’humanité dans cet enfer.
Léonore, activiste et lanceuse d’alerte ?
Parfaitement interprété, ancré dans le présent, ce Fidelio insiste sur un point essentiel : la question du choix. Léonore choisit d’agir plutôt que de subir. C’en est presque épidermique. Elle assume sa décision, va jusqu’au bout, par amour, par idéal, par besoin de vérité aussi. Seule, en secret, farouchement déterminée, rusée, opportuniste, capable de dissimulation, fine psychologue, manipulatrice au besoin, elle gomme son identité pour porter secours à un époux que tous ont oublié, convaincus qu’il est mort, que la lutte est inutile.
Là aussi, Beethoven met en avant la puissance de la conviction. Léonore refuse tout simplement cette idée, et c’est ce qui la fait évoluer du statut d’épouse obéissante à celui d’activiste infiltrée. Une lanceuse d’alerte, femme de tête indépendante et libre de ses actes, qui forge son propre destin. En composant son seul opéra, Beethoven pensait-il un instant accoucher d’une figure aussi moderne, aussi puissante, ajoutant le féminisme à ses valeurs de liberté, de justice et d’égalité ? C’est l’intérêt de la version de Pichon et Teste que de révéler cette facette inédite, pourtant flagrante, avec une incroyable pertinence.
Et plus si affinités
Vous pouvez visionner l’opéra Fidelio sur ARTE.