L’histoire d’Orphée et Eurydice, nous la connaissons tous : veuf éploré terrassé de chagrin, Orphée le poète parvient à obtenir des dieux la faveur d’aller chercher son épouse décédée au fin fond des enfers ; mais il y a une condition : il ne devra pas la dévisager un seul instant durant le chemin du retour. Malheureusement, l’amoureux transi ne parviendra pas à simuler tant d’indifférence, et cherchant à réconforter Eurydice déçue de tant de froideur, il la précipitera d’un regard dans la mort.
De cette tragédie, Gluck s’empare pour accoucher de l’opéra classique : une heure trente d’un chant mélodieux apposé sur une partition stricte et épurée, en contraste avec les fioritures baroques. Exit l’éclat frénétique et gorgé de vie de l’Orphée de Monteverdi, ici l’intrigue se concentre sur les deux époux, le drame d’un deuil insupportable, la volonté farouche de nier la mort de l’être aimé, quitte à l’arracher au repos éternel pour l’y précipiter plus profondément encore.
Car Eurydice, en mourant, accède à l’éternité des bienheureux où les passions n’ont plus cours ; c’est le règne d’un bonheur tranquille qu’Orphée vient perturber avec sa requête contre-nature, cette chance trompeuse que les dieux lui octroient pour mieux le mettre à l’épreuve, attiser sa souffrance, jouir de son échec, de sa culpabilité. Et la composition de Gluck de cerner ce drame du couple confronté à l’ultime séparation, avec un sens aigu de la douleur morale qui frappe l’individu.
Le chef d’orchestre Raphaël Pichon et le metteur en scène Aurélien Bory vont justement axer leur lecture de l’œuvre sur cette crise intime, livrant ainsi à l’Opéra Comique un spectacle de toute beauté par son ascèse et son intensité. Costumes contemporains, effets de miroir, reflets inspirés des peintures classiques, Orphée s’abandonne aux ténèbres, se laisse happer par les ombres pour retrouver son Eurydice … et la perdre à tout jamais, dans un sentiment de gâchis absurde, de fatalité cruelle.
Les interprètes des deux époux accentuent ce sentiment continu de point de rupture. Marianne Crebassa endosse avec ardeur et une voix sans pareille la blondeur platine d’un Orphée en pleine dissolution de lui-même, inconscient de la catastrophe qu’il va engendrer ; Hélène Guilmette lui donne la réplique, dessinant la fragile silhouette d’une Eurydice qu’on arrache à la mort pour la confronter au dédain amoureux, ce qui la détruit plus sûrement que le venin du serpent.
Et comme pour brouiller encore plus les cartes, le choix s’est porté sur la version de l’opéra remaniée par un certain Berlioz qui ajoute ainsi sa fougue romantique à ce huis-clos douloureux. Ainsi façonnée, cette production donne naissance à un ovni lyrique, la synthèse de plusieurs courants, plusieurs sensibilités, plusieurs perceptions baignées d’atmosphères différentes mais très complémentaires. Le déchirement d’Orphée n’en devient que plus universel, véhiculé par les âges pour nous transporter encore et toujours.
Et plus si affinités
https://www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2018/orphee-eurydice
https://www.arte.tv/fr/videos/084854-000-A/orphee-et-eurydice-de-gluck-a-l-opera-comique/