Sur The ARTchemists, on aime bien comparer les œuvres : c’est un exercice intellectuel particulièrement enrichissant et une manière assez saisissante de mettre en évidence des parallélismes, des points communs, des dissemblances. Nous avons visionné Pax Massilia, il y a quelques semaines. Puis, nous avons enchaîné il y a peu sur De Grâce. Prises séparément, les deux séries sont déjà intéressantes. Mises en regard, elles deviennent carrément captivantes. Car elles racontent la même histoire sous des angles différents : des parcours humains ravagés, des tragédies familiales causées par les business illicites, le fric facile, la vanité factice. Explications.
Pax Massilia : du pur Olivier Marchal
Pax Massilia donc : du pur Olivier Marchal boosté par la prod Netflix. 6 épisodes, 52 minutes chacun, sorti en décembre 2023. La recette ?
- Des clans mafieux qui se disputent le contrôle de la cité phocéenne à grand renfort de fusillades/meurtres/intimidations/tortures et autres joyeusetés.
- Un groupe de flics soudés comme des frères, qui emploient les méthodes les plus musclées pour tenter de faire régner l’ordre, mais qui peinent largement à y parvenir et doivent négocier avec l’ennemi pour conserver un semblant de calme.
- Un malfrat qui veut venger son môme abattu lors d’un règlement de compte et va pactiser avec le diable pour ça, or on sait bien que pactiser avec le diable ce n’est jamais une bonne idée.
- Une fliquette qui veut venger son pater buté par le malfrat susnommé au cours de son évasion, et qui va tout faire pour ça.
Et le plein de scènes sanglantes, de prises de tête, de colères et de frustrations, sans compter des amitiés fortes, mais douteuses, des morts collatérales, un sentiment incroyable de gâchis et d’impunité, une police impuissante qui arrive toujours trop tard.
Bref Olivier Marchal accouche là d’une série palpitante comme il sait si bien les faire, lui qui a été flic en son temps. En toile de fond, Marseille sous tous les angles (déjà évoquée dans Bronx), notamment ses quartiers, ses usines désaffectées, ses mas paumés dans la garrigue, la mer et le port. Et devant la caméra des acteurs aguerris, Twefik Jallab, Nicolas Duvauchelle, Patrick Calafito, samir Boitard, Idir Azougli, Moussa Maaskri, Florence Thomassin, Lani Sagoyou, Jeanne Goursaud, Foued Nabba dit Kofs…
Un sans-fautes qui colle aux codes du polar à la française, du film de narcotrafiquants tel qu’il se décline depuis Gomorra, Narcos et Bac nord.
De Grâce: Le Havre, entre dockers et dealers
Produit par Arte, diffusé début février 2024, De Grâce reprend le même format coup de poing (6 épisodes de 52 minutes chacun) pour nous raconter le calvaire de la famille Leprieur. Il faudra 11 jours pour saccager l’univers de ce clan incontournable du Havre : le soir de ses 60 ans, en pleine fiesta, le père, Pierre, docker et syndicaliste, apprend que son cadet vient d’être arrêté pour trafic de drogue. La drogue : elle ronge le port depuis des années, contaminant l’univers pourtant très réglementé des docks, bousillant le code d’honneur des dockers. Car docker n’est pas qu’un métier, c’est presque un sacerdoce. Pierre, depuis des années, tire la sonnette d’alarme, tente de faire barrage, dénonçant le noyautage des trafiquants, leur main mise, leurs méthodes. Corruption, meurtres. Personne ne l’écoute. Son engagement, il va le payer de sa vie. Commence alors la purification familiale. Car des secrets, la famille Leprieur en a beaucoup, et le petit dernier n’est pas le seul mouton noir dans ce milieu confiné, où chacun est saturé de frustrations.
Créée par Maxime Crupaux et Baptiste Fillon, réalisée par Vincent Maël Cardona, De Grâce tire son titre du nom même du Havre « de grâce » ainsi qu’on l’appelait à l’origine au XVIeme siècle. Un lieu qui accueillait les marins en difficulté sur la mer démontée. « De grâce » exrpime soudainement et de manière contradictoire le cri silencieux lancé par cette dynastie confrontée à la violence de la catharsis qui la frappe. Un effondrement sur fond de deals nauséabonds, de brutalité primaire, de barbarie méthodique. Aucune échappatoire tandis que Pierre, du fond de sa tombe, raconte cette ordalie, comme une confession, regardant, impuissant, les siens se dévorer.
Pour servir cette tragédie moderne sur fond de thriller ténébreux, Olivier Gourmet, Panaoyotis Pascot, Pierre Lottin, Philippe Rebbot, Astrid Whettnall, Margot Bancilhon, Alizée Costes, Eliane Umuhire, Gringe… une affiche d’envergure qui tient plus de la pièce de théâtre que du polar télévisé.
Pax Massilia / De grâce : les deux facettes d’une même médaille ?
La question se pose d’emblée quand on compare les deux séries. Face à nous, deux œuvres similaires, mais tellement dissemblables.
Deux écritures, deux mises en scène marquantes :
- Pax Massilia, ultra-musclée, haletante, caméra presque documentaire, dans le feu de l’action, lexique du commun, gros mots et punchlines propres à l’univers des banlieues, des quartiers.
- De Grâce, très sombre, très torturé, travail de l’image comme s’il s’agissait d’un tableau de maître, beaucoup de gros plans détaillant le visage des personnages, leurs émotions, leur incrédulité. Le langage familier percutant les tournures soutenues, presque prophétiques du patriarche.
Deux ports, situés chacun à un bout de la France, avec à la clé deux climats, deux villes, deux esthétiques urbaines, deux mers, mais une même réalité du trafic de drogue, la violence qu’il engendre, la gangrène sociale qu’il occasionne, bouffant jusqu’au trognon les structures les plus solides en apparence.
Une même thématique de fond, la dislocation du collectif, qu’il s’agisse de la famille frappée de plein fouet par la folie du fric et de perversion, du groupe professionnel obligé de corrompre ses valeurs pour survivre. Avec comme une obligation de survie, le secret absolu, l’impératif vital de fermer sa gueule, de taire les crimes, les fautes, les alliances, les concessions.
Et deux solutions seulement pour sortir de la spirale :
- La fuite
- L’expiation.
Avec ces deux séries, autre chose apparaît. La différence de traitement d’une même thématique selon les plateformes qui les produisent et les diffusent. Netflix joue en plein la carte de la série d’action, flingue en pogne, confrontations virilistes et massacres en chaîne. Arte propose une version beaucoup plus shakespearienne et cathartique. Chaque approche vise un type de public… qui a tout intérêt à confronter les deux fictions. Pour tout dire, il serait très intéressant que le réal de De grâce raconte à sa façon Pax Massilia, et vice versa. Cela ferait bouger les lignes d’un genre qui commence à s’essouffler à force d’être toujours sur la même longueur d’onde esthétique.