Tandis que la Dauphine et Tata Dedel (surnom que notre chère rédac chef a conquis auprès de ses étudiants et forcément, on l’a aussi adopté) s’escriment à évoquer le pour et le contre de l’IA artistique, j’ajoute mon grain de sel au débat en zoomant sur Portrait of Edmond de Belamy. Chacune le cite dans son article, sans trop creuser le truc. Du coup, c’est bibi qui s’y colle. Parce que la chose vaut quand même qu’on s’y arrête.
432 500 dollars
Portrait of Edmond de Belamy donc. Un personnage imprécis, sorte d’émanation de la peinture traditionnelle avec une très légère touche contemporaine de distorsion numérique, peut-être ? Un fantôme dilué dans l’encre, une sorte de flou artistique qui évoque certaines silhouettes de Victor Hugo, les photographies d’ectoplasmes, une miniature rongée par l’âge et la poussière. Franchement, pas ce qu’il y a de plus esthétique. Pourtant, l’œuvre va faire sensation lors de sa vente aux enchères chez Christie’s : 432 500 dollars !
Bien au-delà donc de son estimation initiale. Qu’est-ce qui légitime ce montant ? Portrait of Edmond de Belamy est la première œuvre d’art générée par IA. Elle porte dans sa texture même la problématique du processus créatif mi-homme/mi-machine : l’œuvre ici présentée est-elle le fruit d’un algorithme ou d’une interprétation humaine ? Le visage non distinct marque l’effacement de la frontière entre le réel et l’artificiel, l’originalité et l’imitation, l’humain et la machine.
Ouvrir la voie
C’était en 2018 ; six ans après, les IA génératives ont fait des progrès, en témoigne l’essor de l’IA art dont nous chroniquons régulièrement les créations dans nos rubriques. Portrait of Edmond de Belamy est certes moins abouti que ses successeurs. Mais il a le mérite d’avoir ouvert la voie, positionnant le collectif Obvious qui en est l’auteur comme un pionnier audacieux. Il faut dire que Hugo Caselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier ont su taper fort pour lancer cette création. Une vente en fanfare chez Christie’s, ça, c’est de l’event !
Rien de mieux pour attirer l’attention des médias et du public, isn’t it ? Avec pareil éclat, Obvious a su mettre en avant son travail sur les liens entre art et intelligence artificielle et les possibilités créatives offertes par les algorithmes d’apprentissage automatique. Car pour accoucher de Portrait of Edmond de Belamy, le collectif a utilisé les grands moyens : un type de réseau neuronal appelé GAN (Generative Adversarial Network). Et là, ça mérite d’être un peu détaillé.
Une énigme
Développé par l’informaticien Ian Goodfellow en 2014, le GAN se compose en gros de deux réseaux en concurrence : le générateur produit des images ; le discriminateur évalue si ces images sont suffisamment réalistes par rapport aux données de formation. Obvious a entraîné le GAN sur un corpus de 15 000 portraits datant de l’époque de la Renaissance à l’art contemporain. Objectif : « enseigner » à l’algorithme le style des peintures classiques. Il a ensuite fallu orienter les paramètres de l’algorithme pour que les résultats correspondent à l’apparence d’un portrait classique, (avec une marge d’erreur et d’imperfection).
À partir de là, l’algorithme a généré une série d’images, parmi lesquelles Obvious a sélectionné Portrait of Edmond de Belamy. Un aristocrate imaginaire, au visage flou, difforme, inachevé, presque gommé. Issue d’une lignée fictive d’individus créés par l’algorithme, la créature semble flotter sur la toile, aussi mystérieuse que son identité, son caractère et son passé. Une énigme à décrypter, un clin d’œil à l’imaginaire. Le nom même du modèle, « Belamy », se veut un hommage à Ian Goodfellow, dont il est une traduction approximative en français.
Une oeuvre ou pas ?
Grand débat ! Certains affirment que l’utilisation de l’IA n’enlève rien à la créativité ; l’artiste humain demeure présent dans le choix des données de formation, l’interprétation des résultats et la sélection finale de l’image. Pour d’autres, l’automatisation de la création par un algorithme remet en cause l’unicité de l’œuvre d’art, son processus créatif intrinsèque, voire même l’idée d’un « auteur ». L’IA n’a pas « eu l’idée » de peindre un portrait, ni choisi les couleurs ou les formes. Elle a exécuté des calculs basés sur les données qui lui ont été fournies.
Ainsi, les créateurs d’Obvious sont davantage des « curateurs » de la production algorithmique que des peintres au sens traditionnel. Certes, ils ont accompli une rupture historique en mettant en évidence l’IA comme outil artistique. En revanche, si l’on s’en tient à des critères esthétiques ou techniques, Portrait of Edmond de Belamy n’a rien de l’exceptionnel, surtout si on le compare aux chefs-d’œuvre intemporels des grands maîtres de la peinture.
P’tite conclusion ? On est d’accord, Portrait of Edmond de Belamy a démontré de manière spectaculaire que l’IA peut contribuer à produire des œuvres qui engendrent curiosité, émotion et réflexion. Le tableau invite à repenser les concepts d’artiste, de créativité et d’authenticité. L’IA collaborateur ? Co-créateur ? Acteur à part entière du processus créatif ? Pour le coup, cela reste à définir, avec le temps et l’évolution technologique. Est-ce souhaitable ? Là aussi, il y a gros débat. Ce qui est sûr, c’est que Portrait of Edmond de Belamy s’est plus distingué comme un manifeste sur l’avenir de l’art à l’ère numérique que comme une œuvre d’art à part entière.
Et plus si affinités ?
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