Christophe Béranger et Jonathan Pranslas – Descours aka SINE QUA NON ART ont le vent en poupe. Normal vous me direz pour une compagnie de danse basée face au port de La Rochelle. 1er Prix du Jury du Concours (Re)connaissance 2014 (à l’unanimité), le duo de chorégraphes poursuit depuis son ascension, en toute simplicité. N’est-il pas temps de faire connaissance ?
Vous revenez de Singapour dans le cadre du festival XPOSITION où vous avez présenté Topie Impitoyable. Comment s’est déroulé ce séjour dans ce micro-état ? Quel y est le rôle de la danse contemporaine ?
Singapour est un pays jeune, de ce fait l’art contemporain et plus particulièrement la danse contemporaine n’a qu’une vingtaine d’années. Les infrastructures sont conséquentes mais tellement nouvelles qu’elles n’ont pas encore de public stable. La ville est en pleine effervescence, avec un agenda très rempli, mais les salles sont finalement peu fréquentées au vu de la qualité des propositions.
La censure y est toujours de mise, plus pour dissuader que pour réellement interdire. Les quelques créateurs audacieux restent dans un cercle peu exposé pour éviter la censure.
La danse moderne et formelle reste la base de formation et des représentations. Les codes sont très peu questionnés. Notre travail a créé la surprise mais surtout le questionnement et la réflexion sur les notions de performance et de sens. Preuve que la nouvelle génération est avide de s’interroger sur son jeune héritage.
L’Amérique du Sud, L’Afrique, l’Europe ou encore l’Asie à maintes reprises, votre compagnie n’a de cesse de collaborer avec l’Ailleurs. Est-ce pour cela qu’elle est basée à La Rochelle, port ouvert sur le monde et ses possibles ?
L’ailleurs est l’essence même de notre métier de danseur, nous avons beaucoup voyagé avec les compagnies pour lesquelles nous étions interprètes avant de créer SINE QUA NON ART. Créer, collaborer, rencontrer, questionner l’internationale est l’une de nos priorités. Prendre conscience de ce qui se fait ailleurs, de la place des arts dans d’autres cultures, nous enrichit et nous permet d’interroger nos propres modes de fonctionnement.
La Rochelle est une porte ouverte sur le monde/ les ailleurs. D’ailleurs nous y avons découvert le Centre Intermondes, résidence internationale d’artistes avec qui nous collaborons régulièrement, dans le cadre de la convention Institut Français/ Ville de La Rochelle. Et il faut dire aussi que nous avons été très bien accueillis par la ville mais aussi la région avec qui nous venons d’être conventionnés ou la DRAC. Sur la ville même nous avons eu aussi la chance de pouvoir collaborer très rapidement avec La Coursive scène nationale de La Rochelle qui suit notre travail, mais aussi l’espace culture de l’université, le CCN de La Rochelle et La Sirène scène de musiques actuelles.
La Rochelle est aussi une terre de culture. On pense spontanément à tous ces festivals de musique et de cinéma ; mais est-elle une terre de danse ?
La Rochelle a été une terre de danse remarquable et remarquée à partir des années 70. Tout était réuni pour cela avec une forte volonté de Michel Crépeau, maire de l’époque. Il y avait une maison de la culture qui programmait beaucoup de danse. En 1974, le Théâtre du silence dirigé par Brigitte Lefèvre et Jacques Garnier s’est implanté à La Rochelle et fût parmi les premières compagnies décentralisées. Et puis le conservatoire a formé des dizaines de danseurs professionnels répartis dans le monde entier. Ce fut la première école à ouvrir une classe de danse contemporaine avec la grande Karin Waehner. Sans oublier le Festival qui venait appuyer la programmation de danse avec des compagnies comme Cunningham, Graham, Armitage, Duboc, Tompkins…Puis il y a eu la création du CCN en 1986 avec Régine Chopinot, dirigé depuis 2009 par Kader Attou. L’engouement pour la danse s’est quelque peu effrité depuis quelques années mais le contexte économique, social et culturel n’est plus le même. Les indicateurs semblent annoncer un retour vers la danse, souhaitons que tout cela soit appuyé par une vraie volonté politique sans laquelle rien est possible.
En tout cas le travail que nous développons sur le territoire trouve un public avide de découvrir des formes nouvelles, contemporaines.
En novembre dernier vous avez remporté le Prix du Jury du concours (Re)connaissance avec un large extrait de votre pièce Des Ailleurs sans lieux. Le jury vous a t-il expliqué les raisons de cette victoire ?
Nous avons obtenu ce Prix à l’unanimité. Les 4 membres de ce jury nous ont expliqué qu’ils nous avaient décerné ce prix pour la fidélité et la justesse du propos, la force et la maturité de l’interprétation, la radicalité de l’écriture chorégraphique, et le rapport à la musique. Et puis il y a eu les réactions du public, qui était très à l’écoute et extrêmement réactif. De nombreux spectateurs sont venus nous poser des questions, souvent bluffés par la performance physique, et par ce que provoque chez chacun l’écoute du souffle, des cris, des pleurs, des rires….
Du coup une belle tournée s’ouvre à vous. Pour une jeune compagnie comme la vôtre, on ne peut rêver mieux comme rampe de lancement. Qu’attendez-vous de cette dizaine de dates ?
Nous n’avons pas d’attentes spécifiques sur l’ensemble des dates si ce n’est de faire vivre une pièce, car une pièce est faite pour être jouée et nous savons la difficulté aujourd’hui de la diffusion. C’est aussi la possibilité pour nous de trouver parmi les structures qui nous accueillent un début d’accompagnement du travail de la compagnie. Nous sommes conscients des enjeux d’une soirée partagée qui peut être riche pour le public, mais peut aussi parfois conditionner la perception d’une oeuvre. Nous croyons qu’en dehors de la tournée (qui cette année est de 5 dates) c’est le Concours et le Prix en eux-mêmes qui nous ont aidés sur la saison passée. Précisons que le premier prix nous donne aussi une coproduction du CDC Le Pacifique à Grenoble pour notre prochaine création. Nous sommes très heureux de pouvoir présenter sur plusieurs scènes cette saison la version intégrale de ce trio créé en janvier 2015 au CCN de La Rochelle et notamment dès le 26 septembre aux Plateaux de La Briquetetrie – CDC du Val de Marne.
En parallèle de vos (déjà) trois premières créations, vous avez chorégraphié pas moins d’une douzaine de pièces de commandes en 3 ans, notamment à destination de jeunes ballets. Est-ce le fait d’être un duo de chorégraphes qui vous permet une telle boulimie de travail ?
Notre compagnie est encore jeune mais nous avons eu chacun une carrière au sein d’autres compagnies avant de prendre la décision de créer SINE QUA NON ART. Ce n’est pas une décision prise à la légère. Cela impliquait pour chacun d’entre nous un réel changement de vie.
Nous voulions construire un vrai projet de compagnie implantée sur un territoire. Cela suppose donc de vivre sur ce territoire d’implantation. Evidemment la création de pièces et d’un répertoire reste la base de notre activité, mais avec le désir de lui donner plusieurs aspects de développement. Nous travaillons à créer, inventer, repenser des collaborations, des échanges culturel et artistique avec l’étranger comme nous le disions tout à l’heure avec le soutien du Centre Intermondes et de la convention IF – Ville de La Rochelle. Cet « Impératif de l’ailleurs » constitue un vrai mode de pensée qui accompagne et regroupe autant les projets de coopération internationale, que les résidences et les projets de transmission.
La transmission est l’un des piliers de notre travail et va même jusqu’à faire partie intégrante de nos processus de création. Quel que soit le public, professionnel, semi-professionnel, amateur ou scolaire nous sommes les passeurs d’une expérience sensible, passeurs d’une autre façon de concevoir le monde. Nous tentons d’ouvrir à chaque fois des espaces où l’expérimentation sensible est l’outil de transmission par excellence. Là encore nous fuyons les recettes, pour adapter les propositions à chacun et favoriser une vraie rencontre.
En ce qui concerne les commandes, elles nous proviennent effectivement de jeunes ballets mais aussi de compagnies professionnelles de base classique ou non. C’est toujours pour nous l’occasion de chorégraphier pour de grands groupes de danseurs, chose que nous ne pouvons pas nous permettre pour le moment avec notre propre compagnie pour des raisons de coût de production.
Alors oui peut-être sommes-nous un peu boulimiques, mais nous dirions plutôt désireux de partager, d’interroger les modes de relation à l’oeuvre, de soutenir par le corps au travail une certaine émancipation de l’esprit, d’investir des espaces de prise de liberté, d’activation des liens entre l’acte artistique, la sensation, la perception et le rapport à l’autre… Et cela plus que jamais dans ce monde où les cristallisations sont de plus en plus fortes et nombreuses, alors oui il y a beaucoup de travail…..
À l’instar des célèbres duos Montalvo/Hervieu, Fattoumi/Lamoureux, Diverrès/Montet ou encore Brumachon/Lamarche vous travaillez à deux. Comment opérez-vous ?
Nous avons deux parcours extrêmements différents. Et nous prenons souvent beaucoup de temps en création pour trouver l’endroit « juste » où nos recherches, discussions, parfois confrontations vont nous mener. Nous sommes aussi tous les deux sur le plateau, ce qui nécessite une grande flexibilité. C’est un mode de fonctionnement qui nous pousse à ne pas nous installer dans un « savoir faire »…l’autre étant tout le temps là pour venir interroger, bousculer….Chaque projet trouve là aussi un mode de collaboration différente, mais très souvent complémentaire au vue des nécessités artistique, humaine, logistique de chacun des projets.
Cette année, déjà bien chargée, est aussi celle d’une nouvelle création. Je me demande s’il s’agira d’un quator après Topie Impitoyable (solo), Exuvie (duo), Des Ailleurs sans lieux (trio) et surtout quel sera son champ d’exploration, vous qui vous réinventez sans cesse ?
Pour la prochaine création, nous sauterons l’étape quatuor… Ce sera un quintet avec aussi une musique live puisque nous repartons dans l’aventure avec nos deux complices Yohan Landry et Damien Sckoracki qui ont créé la musique d’Exuvie. Nous travaillons actuellement sur la scénographie qui sera… surprenante, tranchante… Avec nous au plateau, nous retrouverons I-Fang Lin qui danse dans Des ailleurs sans lieux, Virginie Garcia et Jorge More Calderon. Une équipe où tous les interprètes ont une grande expérience et une maturité artistique.
Car cette fois-ci nous partons à la recherche de la part d’éternité enfouie dans chaque être vivant. Nous travaillerons sur l’absence dans notre construction identitaire, tout ce que nous aurions aimé faire ou être, tout ce que nous n’avons pas réalisé, décidé…Dans un espace où la seule réponse sera peut-être une danse jubilatoire….
Propos recueillis par Dieter Loquen
Un grand merci à Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours pour leur temps et leurs réponses.
Et plus si affinités