6 Octobre 2020 : je pensais aller voir l’exposition Sarah Moon au Musée d’Art Moderne de Paris, je m’égare finalement dans les couloirs de l’exposition permanente. Dérogeant à mon plan de visite habituel, je me rends d’abord dans la salle Matisse. Aucun visiteur (la Covid sans doute). L’agent de sécurité et moi-même pouvons contempler tranquillement ces œuvres gigantesques, nous sentir tout petits devant. Ma visite se poursuit ; j’entre dans une salle temporairement dédiée à Robert Delpire, époux de Sarah Moon. Je connais la maison d’édition portant son nom mais c’est l’occasion pour moi de découvrir ses autres activités.
Œuvre graphique originale
Né en 1926, c’est en 1950 qu’il entame son parcours professionnel. Passionné d’art et de culture, il prend les rênes du journal de la Maison de la Médecine qu’il fréquente souvent, et le rebaptise Neuf. La revue prend alors une toute autre direction : photographie, littérature d’avant-garde, dessin … Delpire croise ainsi la route d’André Breton, Jacques Prévert, Henri Cartier-Bresson. Il abandonne ses études de médecine et se lance dans l’édition.
Si Robert aime les mots, il adore l’image, sous toutes ses formes. Évidemment passionné de photographie, il publie des recueils dont Les Américains de Robert Frank (culte aujourd’hui mais réel échec dans les années 50), ainsi que des ouvrages de dessinateurs comme Les larmes de crocodile. Il privilégie les projets hors du commun et selon son goût personnel, pour que chaque livre soit une œuvre graphique originale.
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Cultiver l’inachevé
Malgré son accomplissement et sa qualité de visionnaire, ce qui m’a marqué chez Delpire c’est sa manière de cultiver l’inachevé. En effet il n’a pas besoin d’aller au fond des choses pour les apprécier et assume cette superficialité : “C’est comme sortir de table en ayant encore faim, je déteste être repu. Rien que ce mot “repu”, je le trouve repoussant.” Nullement exhaustif, l’éditeur veut avant tout faire découvrir ce qui en vaut la peine (à son goût).
Sa curiosité débordante, sa créativité le poussent à sans cesse explorer de nouveaux domaines. Cela m’évoque Léonard de Vinci ; ce génie inégalable s’est penché sur de nombreux univers tant artistiques que scientifiques, laissant sur son chemin de nombreuses réalisations à l’état de projet. Je crois que Delpire fait partie de ces esprits trop rapides et trop curieux pour se cantonner longtemps à une seule mission. La preuve.
Un moyen de s’amuser
Ayant besoin d’argent pour financer ses activités d’éditeur, de producteur et de galeriste, Robert crée une agence de publicité en 1960. S’il le fait initialement dans un but alimentaire, il réalise rapidement qu’il y a “moyen de s’amuser et de faire des choses” dans ce monde un peu trop codifié. Il prend alors goût à la pub, y introduit “ses” artistes et son univers graphique. Les campagnes s’enchaînent : les photos de son épouse Sarah Moon pour Cacharel sont restées cultes.
Petite anecdote sympathique sur un des plus gros succès de l’agence : Delpire a remporté le budget Citroën grâce à un rendez-vous assez informel avec Pierre Bercot, le directeur de l’époque. En arrivant dans son bureau, Delpire reconnaît une symphonie de Bach jouée en fond, s’en suit une longue discussion de mélomanes : il ressort avec le contrat en poche. La collaboration durera des années ; l’agence réalisera notamment la promotion de la 2 CV et de la DS.
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Centre National de la Photographie
Delpire confira qu’il “n’en avait rien à faire des voitures”, mais son imagination, sa direction artistique produiront des pubs qui passeront à la postérité. Et l’agence de grossir, malgré le peu d’intérêt que son directeur portait aux produits qu’il faisait vendre, jusqu’à atteindre environ 140 collaborateurs. Delpire aimait beaucoup travailler en équipe mais c’en était trop pour lui. Il ne supporta bientôt plus de prendre l’ascenseur sans pouvoir identifier ses voisins.
Une fois de plus il se lasse ; l’agence est revendue en 1976, et Delpire ouvre … un studio de graphisme. Ayant toujours mis à l’honneur les photographes dans ses publications comme ses campagnes, Delpire hérite de la direction du Centre National de la Photographie dès sa création par Jack Lang en 1982. C’est sous ce mandat qu’il crée la collection Photo Poche afin de mettre à l’honneur la photographie et ses grands maîtres.
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Jusqu’en 1994, le CNP occupe le Palais de Tokyo qui devient de facto le premier musée dédié à la photographie avec l’organisation d’expositions prestigieuses. Je regrette de ne pas avoir connu cette époque, avant que ce lieu ne devienne le théâtre événements, disons, plus instagramables qu’artistiques ? Et que la créativité visionnaire de Delpire ne soit plus qu’un souvenir … Il me vient à ce propos le souvenir d’une phrase écrite à la peinture dans l’ancien squat du 59 rue de Rivoli:
“ – Et vous, que faites-vous en ce moment?
– Eh bien cher ami, figurez-vous que je suis tout à la fabrication d’un iceberg théorique dont la partie immergée serait totalement ridicule.
– Vous travaillez au palais de Tokyo?»
Delpire aurait adoré …
Et plus si affinités :
http://www.delpire-editeur.fr/la-maison
https://madparis.fr/archives/fr/03museepublicite/expositions/citroen/graphiques.html
https://www.palaisdetokyo.com/fr/content/lieu-histoire-palais-de-tokyo