Shakespeare … 450 ans qu’il fascine, … mystère du talent, de l’inspiration, de l’intelligence ? Du Barde on sait peu de choses, même sa date de naissance exacte demeure incertaine. Né au monde en 1564, le grand Will mettra trente ans et des dizaines de pièces pour s’imposer à ses contemporains, puis à la postérité dans les siècles qui suivirent.
Hamlet, Macbeth, Richard III, Roméo et Juliette, Othello, Jules César, La Tempête, Le Songe d’une nuit d’été, La Nuit des rois, … que de chefs d’oeuvre qui continuent aujourd’hui de nous parler, par delà l’espace, le temps, les clivages sociaux, les diversités culturelles. Auteur universel, Shakespeare a su capter nos peurs et nos joies communes, les restituant avec discernement, tendresse et violence sur la scène du théâtre du Globe, si justement baptisé.
Et c’est chose incroyable que de le constater : chaque théâtre qui joue Shakespeare, soudain se charge de cette force universelle, devient globe à son tour, humanité totale, cohérente dans la résolution de ses conflits. Observation des cycles de vie dans une rotation sans fin : de prime abord, Le Roi Lear mis en scène par Schiaretti avec le TNP nous place au centre d’une arène de bois blanc, pour souligner cette problématique du passage cyclique du pouvoir.
Le Roi Lear : une des pièces les plus dures du dramaturge, pièce tardive, impitoyable, qui relate l’éradication d’une dynastie au profit d’une autre. Lear, grand roi vieillissant pénètre sa salle du trône pour annoncer le démantèlement de son royaume, partagé entre ses filles et ses gendres. Trop vieux pour régner en force, il préfère déléguer, gardant juste les prérogatives de son rang.
Erreur funeste : à peine prononcée, cette décision déclenche un séisme qui va conduire à la guerre, à la souffrance, à la folie, à la mort. Car Lear a séparé l’indivisible, le roi, la terre, le pouvoir donné de Dieu pour conserver l’équilibre de l’univers et des hommes. Mauvais calcul politique ? Signe de gâtisme ? Ou manoeuvre pour séparer le bon grain de l’ivraie ? C’est qu’à la Cour les flatteurs sont nombreux, qui surveillent la moindre faiblesse pour avancer sur la route du pouvoir …
Secondé par une troupe d’acteurs exceptionnels, Schiaretti va dessiner cette route et le ravin où elle conduit inéluctablement. Dans ce décor majestueux de salle d’apparat progressivement devenue cirque puis fosse commune, il ponctue chaque chapitre de cette descente aux enfers d’un vieillard et de son pays martyre. Querelle de famille, luttes intestines, combat des fratries, dépouillé par ses filles, Lear est aussi aveugle que Gloucester, son vassal, dont on arrachera les yeux sans que son bâtard n’intervienne, trop heureux de récupérer les terres du père, détournées ainsi du fils légitime.
Aveuglement des yeux, aveuglement du coeur, de l’âme, de la raison … hypnotique, le jeu des comédiens concourt à cette perte foudroyante des repères, Ainsi durant la scène de la folie où Lear et Edgar surenchérissent dans la démence la plus complète, tandis que Kent et le bouffon les regardent, impuissants et attérrés. Kent, grand Vincent Winterhalter, Andrew Bennet, bouffon d’exception, Christophe Maltot qui construit un Edgar à multiples facettes, image même des transformations théâtrales, Serge Merlin enfin, incarnation pure du Roi Lear, puissant perdant le contrôle, homme redevenant enfant, dont le désespoir étreint le coeur, dont la voix souligne les douceurs et les rigueurs contrastées d’une langue traduite respectueusement par Yves Bonnefoy.
Paroxysmique, cette séquence fait basculer la pièce dans les ténèbres intérieures de Lear, tout en ouvrant la mise en scène sur d’autres œuvres de Shakespeare. C’est la singularité du travail de Schiaretti que d’avoir pensé chacun des personnages comme le reflet d’autres héros shakespeariens. Edgar singeant la folie, après nous être apparu comme un étudiant effacé, semble un cousin du sombre Hamlet ; son frère Edmond, Marc Zimba, cynique en diable, affiche la noirceur d’âme du Aaron de Titus Andronicus, les deux aînées de Lear, Magali Bonat et Clara Simpson, perfides à souhait, ont les accents de la Mégère apprivoisée, la corruption de Lady Macbeth, Cordelia la cadette, si juste Pauline Bayle, inspirée par la douceur de Marina, la combativité de Viola …
Spectaculaire dans les scènes de combat comme dans l’évocation de la terrible tempête qui souligne la colère de Lear, la mise en scène jongle subtilement entre différents registres, dramatique, tragique, burlesque, pour là encore restituer les multiples tonalites qui caractérisent le répertoire shakespearien. Quatre heures plus tard, on en ressort émerveillé par le travail effectué par cette troupe et ses techniciens, épuisé par tant d’émotions contradictoires, inquiet de la fragilité des êtres, … et conquis par tant d’ingénieuse clairvoyance.
Et plus si affinités
http://www.tnp-villeurbanne.com/manifestation/le-roi-lear