«Débâcle :
1. Rupture des glaces d’un cours d’eau, entraînées alors par le courant,
provoquant une augmentation rapide du débit, souvent génératrice d’inondations.
2. Déroute d’une armée ; débandade
3. Ruine, chute d’une entreprise, d’une affaire, etc. ; faillite»
Le Larousse
En choisissant ce terme spécifique, déjà utilisé par Zola, pour titrer un roman qui évoque l’Exode, Romain Slocombe n’agit pas par hasard ; au contraire, il tape là où ça fait mal, réveillant des souvenirs atroces et honteux à plus d’un titre.
Une panique incontrôlable
L’Exode, c’est ce moment de panique incontrôlable qui saisit la France envahie par les Allemands au début de l’été 1940. On l’évoque très rapidement dans les livres d’Histoire, quelques phrases, une ou deux photos montrant de longues files de quidams sur les routes, fuyant le Nord et Paris pour échapper aux troupes nazies dont on redoute la brutalité. Quelques films ont évoqué la chose, dont la série comique consacrée à la 7ᵉ Compagnie. Pourtant, ces journées n’eurent rien d’une partie de campagne.
C’est ce qu’on découvre en lisant le récit haletant de Romain Slocombe, concentré sur la semaine allant du 10 au 17 juin 1940. L’auteur croise le cheminement de différents personnages, Lucien Schraut, soldat perdu dans la tourmente, photographe de mode dans le civil, Hortense sa petite amie, mannequin, Guirlange l’avocat et son épouse, M. Perret, ponte de l’industrie cinématographique, sa femme, ses deux enfants, leur bonne et leur chien. Tous décident de quitter la capitale pour aller se mettre au vert, le temps que les choses se calment. Mais rien ne dit qu’ils y arriveront.
Rencontres étonnantes et scènes atroces
Ils se retrouvent sous les bombardements, piégés dans leurs voitures devenues inutiles, entre une foule complètement perdue, une armée décimée, des envahisseurs sans pitié. La partie de campagne va alors se transformer alors en survival terrifiant, ponctué de rencontres étonnantes, de scènes atroces, de sentiments contradictoires. Et au milieu de cette débandade où la Mort frappe aveuglément, des pulsions de vie, d’amour, d’autant plus intenses qu’on ne sait si on sera toujours de ce monde dans une heure.
Les questions se précipitent dans les esprits, dans les échanges passionnés, les discussions à bâtons rompus :
- Qui va s’en tirer ? Qui va y rester ?
- Où trouver un refuge fiable ? À qui faire confiance ?
- Comment éviter les pillages, les violences, les traîtrises, la folie qui saisit ce pays en déroute ?
- Comment expliquer la débâcle d’une armée dont il devient clair qu’on l’empêche d’agir en haut lieu ?
L’écroulement d’un monde
Portant un regard sans filtre sur l’horreur pure vécue par une population proprement en état de choc,Romain Slocombe donne à ressentir cet effet de sidération lié à l’écroulement d’un monde. Impuissance, incrédulité, terreur, tandis que les régiments français se battent avec acharnement, les ordres de repli se multiplient, incompréhensibles pour les soldats sur le terrain, persuadés de pouvoir tenir, de faire reculer l’ennemi. Qui a ainsi intérêt à faire gagner l’Allemagne ? Quid de cette cinquième colonne dont tout le monde craint les agissements ? De confidences en explications, une théorie surgit, affreuse, intolérable.
Et Slocombe de pointer du doigt le comportement des élites, hommes d’affaire, avocats, banquiers et autres gros bonnets qui se réjouissent secrètement de cette débâcle, occasion inespérée de redresser un pays penchant à gauche depuis le Front Populaire. Remettre de l’ordre, quitte à sacrifier ces milliers de pauvres gens coincés sur les routes, démanteler la Gueuse, la république égalitaire, qui donne des droits aux ouvriers, à la plèbe, et que la haute bourgeoisie d’affaire, la vieille noblesse ne supportent plus. Une affabulation ? Non, la bibliographie consultée par l’auteur est extrêmement documentée, pointue, sérieuse.
En cinq cents pages taillées à la serpe avec une écriture à la mitrailleuse, Slocombe nous fait sentir le fracas de l’Histoire en marche, et son récit nous laisse sans voix. On ne peut s’empêcher d’avoir la nausée en découvrant l’étendue de ce désastre qui aurait pu, qui aurait dû être empêché. Certains passages reflètent du reste notre actualité, à l’heure où les idéologies les plus abjectes reviennent en première ligne. L’ensemble de ce récit magistralement construit interroge sans pitié le positionnement d’élites dirigeantes qui encouragèrent l’inéluctable de la manière la plus coupable, la plus impardonnable. Ou quand l’argent et le pouvoir rendent monstrueux.