Comment, après avoir lu le nouveau roman de Pierre Bordage, ne pas détourner le titre de la comédie de Marivaux ? Car il s’agit bien ici d’amour, passionnel, irrépressible, convulsif, pour le jeu, parce qu’il est fruit de l’indomptable hasard. Et chaque personnage de Tout sur le zéro tente à sa manière et bien au-delà de ses moyens, d’apprivoiser l’indocile fortune, quête absolue, seul raison d’exister, de tromper le vide d’une vie morose et sans saveur.
Tous, depuis Blaise jusqu’à Eloïse en passant par Paul, Charlène, Martine, Syran et tant d’autres, se consument dans l’envie de contrer le sort : chacun puisse dans cette course sans fin une raison de respirer, d’échapper à un schéma de vie pathétique. Veuvage, mariage raté, vieillissement, maladie, le démon du jeu est un échappatoire à la solitude, à la déception, au chagrin. Pris au piège de l’hypnotique roulette, aucun n’échappe à l’addiction.
Nous suivons ces destins perdus dans un casino de province, ils s’y croisent, s’y percutent, y trouvant un semblant d’humanité dans la déroute entretenue. Arrêter ? Ils s’en font régulièrement la promesse, vite trahie. Comme des junkies avides, ils reviennent sans cesse devant les écrans des roulettes automatiques, chacun avec sa stratégie de jeu, perdant les sommes rarement gagnées en l’espace d’un clin d’œil.
On oscille entre vertige, désespoir et nausée. Astucieusement, Bordage entretient ce sentiment oppressant et énigmatique par une écriture à bout de souffle, de longues phrases hachurées de virgules à l’infini, où les signes du dialogue sont abolis : reste un flot de mots qui s’enchaînent, tel le cliquetis entêtant de la bille sautant d’un chiffre à l’autre. Les termes sont simples, pas de grande envolée philosophique, ni d’analyse psychologique.
Bordage reste au niveau de ses protagonistes, des gens simples, frappés par la vie, en pleine détresse. Un semblant d’humanité cependant se dégage de cette course à l’abîme, quand les cœurs se rencontrent, l’amour, l’amitié germent doucement, soir après soir. Le casino gagne toujours, ils le savent, mais ils continuent, épiques, gagnant une dimension tragiques dans leur volonté de faire exploser cette roulette maudite qui les a vampirisés.
Sans jamais juger ces profils qu’il alimente avec talent, Bordage pénètre des logiques, des approches, un besoin constant d’adrénaline. Petit à petit, ce casino maléfique devient un poumon d’oxygène, un lieu de rééquilibrage, un cocon où se lover pour échapper aux coups physiques et moraux de cette chienne de vie. C’est là toute l’originalité de ce récit atypique, émouvant et prenant à la fois.
Et plus si affinités