Dernier challenge culturel en date : le binge reading de la geste romantico-policière du flic Franck Sharko et de sa douce Lucie Hennebelle by Franck Thilliez. Soit 13 romans où ce couple maudit traque le Mal sous toutes ses formes. S’enfiler cette saga d’un coup, d’un seul, (trois semaines de lecture intense, si, si !) ne relève peut-être pas du masochisme profond et incurable, mais à coup sûr, on en ressort éprouvé.e. Il faut dire que le romancier sait y faire pour jouer avec le mental de ses personnages et le nôtre. De manière quasi sadique et avec des ficelles narratives d’une rare efficacité. Explications.
Une recette bétonnée au fil des intrigues
Train d’enfer pour Ange rouge, La chambre des morts, Deuils de miel, La mémoire fantôme, Le syndrome E, Gataca, Atomka, Angor, Pandemia, Sharko, Luca, 1991, La Faille. À ce jour, la saga Sharko/Hennebelle débutée en 2004 compte 13 tomes, tous d’une rare violence, d’une virulence extrême. Et cela plaît : 7 millions de romans vendus, 750 000 rien qu’en 2021, 4ᵉ au classement des meilleures ventes de bouquins en 2020, à 50 ans, Thilliez s’est hissé au sommet du hit parade de ce genre si spécifique du polar à la française. Avec une recette bien rodée, bétonnée au fil des pages et des intrigues :
- un couple de flics qui se constitue au fil des intrigues, dont le destin est plus que tragique, frappés qu’ils sont par des deuils cruels, la maladie mentale, la souffrance morale, la perte au quotidien, le sentiment d’impuissance face à la folie du monde ;
- pour incarner cette folie, des assassins d’une perversité rare, particulièrement inventifs quand il s’agit de trucider autrui, d’en faire de juteux business et qui en prime s’acharnent avec une volupté évidente sur nos deux héros et leur entourage ;
- la volonté de l’auteur d’explorer les facettes du Mal moderne, aka le versant sombre de la science et du progrès, entre mutations génétiques, trafic d’organes, réanimation des tissus, expérimentations sur les comportements, IA destructrice, réseaux sociaux ténébreux, nucléaire meurtrier et autres formes de vampirisme propres au XXIᵉ siècle.
La hargne du chasseur
À chaque volume sa démence qui parachute nos héros aux quatre coins de la planète (Amazonie, Canada, Égypte, Tchernobyl et j’en passe) quand elle ne les entraîne pas profondément dans les entrailles de la terre (les séquences souterraines sont légion) et de l’humanité. Marchés clandestins, trafics illicites, exploration de toutes les perversions, ces commerces de l’infâme ont lieu à couvert dans le secret des catacombes et du darknet, avec à la clé des tueurs certes totalement déviants, mais la tête sur les épaules quand il s’agit de faire du fric.
Pour révéler et vaincre ce catalogue d’atrocités, le duo Sharko/Hennebelle va devoir compter sur l’intelligence, l’intuition, un brin de chance, l’expertise du métier et la fièvre de la traque. À ce titre, ces superflics ont, eux aussi, leur côté dingo, cette hargne typique du chasseur qui jamais ne lâchera sa proie et n’hésitera pas à faire justice lui-même selon les circonstances. Ce qui les amène à faire pas mal de conneries et à jouer constamment avec les limites. En mode Braquo. Une thématique récurrente chez tous les réalisateurs/auteurs spécialisés, Olivier Marchal, Jean-Christophe Grangé, Thierry Jonquet, Arthur Conan Doyle, voire Stephen King, des références auxquelles Thilliez n’échappe guère, voire qu’il cite comme autant d’hommages sincères.
Un propos documenté… et prophétique ?
On pourrait même voir les références constantes à une météo extrême (orages, crues, canicules, tempêtes de neige ou de sable et autres déviances climatiques) comme des discrets clins d’œil à Tennessee Williams et son univers dramaturgique tissé d’échanges féroces, de jeux de pouvoirs psychiques et de sursauts atmosphériques. Personnages complexes piégés dans des situations extrêmes, urgences des émotions ravageuses, mécaniques infernales vouées à la destruction des plus faibles au profit des plus forts, on pourrait penser que Thilliez exagère.
Que nenni, de roman en roman, son propos est argumenté, construit, documenté. Vampyres, transhumanisme, euthanasie, et j’en passe, chaque champ que l’auteur explore est fortement ancré dans une réalité vérifiable. Avec Pandémia, Thilliez s’offre même le luxe d’être prophétique : son récit, publié en 2015, prédit le chaos de la COVID. Chaos à l’œuvre dans le dernier tome en date, La Faille qui évoque le détournement de la pensée par l’informatique. Je n’en dis pas plus pour ne pas spolier, mais la chose percute violemment les travaux d’Elon Musk sur le cerveau augmenté.
Violence récurrente et maltraitance narrative
Pas étonnant que la lecture en continu de tous ces ouvrages, outre un malaise généralisé, donne l’impression d’un schéma répété. La violence est récurrente depuis l’aube des temps (Thilliez fait d’ailleurs allusion à un moment de cette saga au massacre fondateur de l’humanité). En étudier les méandres, c’est mettre à jour des boucles qui se déroulent à l’infini. Les méthodes, les outils changent, le résultat est toujours le même : la souffrance, la mort, la destruction. Et pour bien faire comprendre le message au lecteur, Thilliez n’y va pas par quatre chemins.
Il n’hésite pas à flinguer ses personnages, de la plus horrible des manières. “Choix terrible pour un auteur, vous l’imaginez, qui doit interrompre la destinée d’un être de papier auquel il a apporté un grand soin à insuffler la vie, comme le docteur Frankenstein avec sa créature” explique-t-il en conclusion de La Faille. Choix terrible certes, mais qu’il fait plusieurs fois au fil de ce cycle Sharko/Hennebelle, soumettant ses héros à une torture physique et mentale intolérable, les embarquant de fait par-delà les limites de la folie. Un cas de maltraitance narrative ? En tout cas, un moyen aussi infaillible que percutant pour impliquer le lecteur au niveau émotionnel et lui faire perdre les pédales dans ce grand-huit orchestré de main de maître.